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 Révolutions arabes - Réveil magique, vote mécanique

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Akhroub

Akhroub


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MessageSujet: Révolutions arabes - Réveil magique, vote mécanique   Révolutions arabes - Réveil magique, vote mécanique EmptyLun 23 Jan - 14:38

Le Soir d'Algérie - 23.01.2012
par Noureddine Boukrouh
Noureddineboukrouh@yahoo.fr

1ère PARTIE


L’an dernier, le Soir d’Algérie m’a ouvert ses colonnes pour publier les réflexions à chaud que m’inspiraient les révolutions arabes. Vingt contributions ont été publiées entre le 23 mars et le 30 mai 2011 qui se rapportaient à la première phase de ces révolutions. Avec les élections qui viennent d’avoir lieu, celles-ci sont entrées dans leur deuxième phase. C’est à cette nouvelle étape qu’est consacrée la présente série dans laquelle j’essaie d’apporter quelques réponses aux questions que tout le monde se pose : y a-t-il un lien entre la simultanéité des révolutions arabes et l’automaticité du vote en faveur des partis islamistes ? Pourquoi les révolutions arabes, déclenchées par la « jeunesse Facebook » et divers courants de la société civile, ont-elles systématiquement profité à ces derniers ? Leur arrivée au pouvoir ouvre-t-elle un Nouvel Âge ou annonce-t-elle un retour au Moyen-Âge ? Le succès de l’AKP en Turquie dont ils affirment vouloir s’inspirer peut-il être reproduit chez eux ?

Tout a commencé comme dans un conte, un conte oriental : « Il était une fois un jeune marchand ambulant qui peinait de l’aube à la nuit pour ramener une bouchée de pain à sa famille. Un jour, il fut pris à partie dans la rue par un membre de la garde qui le gifla et lui confisqua sa charrette. D’humiliation, le jeune homme mit le feu à son corps sur la place publique et mourût quelques jours plus tard. Chose étonnante, la population du village qui avait subi par le passé toutes sortes d’injustices sans protester se révolta. La nouvelle se propagea alentour et les habitants des autres villes se soulevèrent aussi inexplicablement. Après avoir fait tuer les gens par centaines et constaté que la répression ne mettait pas fin à la révolte mais l’attisait de plus belle, le tyran qui gouvernait le pays prit peur et s’enfuit, abandonnant derrière lui la fortune amassée tout au long de son règne. Mais là où les choses ont atteint au surnaturel, c’est quand les habitants de pays lointains suivirent l’exemple des villageois et se révoltèrent à leur tour contre leurs tyrans dont l’un fut enfermé dans une cage comme une bête féroce, l’autre lynché dans la rue, et un troisième contraint à l’abandon de son trône en échange de l’impunité… »

Est considéré comme magique ce qui n’a pas d’explication satisfaisant la raison critique. Le réveil arabe n’a pas de causes rationnelles, il n’a pas été préparé, pensé ou voulu. Personne ne peut dire comment les évènements se sont enchaînés car aucune coordination n’apparaît dans leur simultanéité. C’est une alchimie qui a pris on ne sait comment et qui semble relever de la magie plus que des sciences humaines. Avant Mohamed Bouazizi il y a eu en Tunisie des émeutes durement réprimées et des suicides ici ou là. Pourquoi ce pays, et à sa suite le monde arabe, ont-il basculé cette fois-là comme si Bouazizi avait été l’unique victime de l’injustice en Tunisie et l’unique opprimé dans le monde arabe ? Pourquoi la révolte de la jeunesse algérienne en octobre 1988 au cours de laquelle il y a eu plus de morts que pendant la révolution tunisienne n’a-t-elle entraîné aucun remous dans son sillage ?

Les suicides se comptent par milliers chaque année à travers le monde, mais ils restent des drames personnels et familiaux. S’il avait suffi d’un suicide pour faire chuter d’une seule traite une demi-douzaine de despotes, cette espèce aurait disparu depuis longtemps. Sans dire qu’en terre musulmane le suicide n’a aucune valeur exemplaire et qu’il est tenu pour un péché inexpiable. Ceux qui, à la suite de Bouazizi, ont pensé qu’en mettant le feu à leur corps ils déclencheraient des évènements historiques sont morts pour rien.

Dans les semaines et les mois suivant son acte, plusieurs dizaines d’Arabes dans divers pays ont reproduit son geste sans que rien n’arrivât dans le quartier même où ils se sont donné la mort. Il y a quelques jours encore un père de famille tunisien s’immolait à Gafsa parce que des ministres de la nouvelle ère en déplacement dans la ville ne l’ont pas reçu pour écouter ses doléances. Il ne s’est rien passé dans l’univers ni même dans sa ville.

C’est pour cela qu’observateurs et analystes à travers le monde se sont rabattus – et moi aussi l’an dernier – sur des métaphores pour leur trouver un semblant de rationalité. On a parlé d’effet papillon, d’effet domino, d’effet boule de neige, etc. mais il en est un qui convient mieux et dont personne n’a fait état: c’est l’« effet quidamus », expression par laquelle on veut signifier qu’un individu dans la foule peut, à son insu et par suite d’un acte donné, se retrouver à l’origine d’évènements aux répercussions colossales.

La formule s’applique parfaitement au jeune Tunisien qui a changé la face du monde arabe comme personne ne l’avait fait avant lui à l’exception du Prophète. Elle s’applique si bien qu’on devrait pouvoir la remplacer par « effet Bouazizi », le « quidamus » ayant pour la première fois une identité.

Dans les années 1930, Jung a consacré un ouvrage à une de ses découvertes psychologique qu’il a baptisée « synchronicité ». Cette notion, qui a été rejetée par la communauté scientifique en raison de sa faible valeur expérimentale, est de nature à éclairer la simultanéité constatée dans le déroulement des révolutions arabes.

Le grand psychiatre suisse la définit comme « l’occurrence simultanée d’au moins deux évènements improbables qui ne présentent pas de liens de causalité mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les perçoit… Ce sont des coïncidences non espérées. Un évènement synchronistique a un tel degré de signifiance pour la personne qu’elle s’en trouve transformée… L’évènement repose sur des fondements archétypiques… L’archétype est un complexe psychique autonome siégeant dans l’inconscient des civilisations, à la base de toute représentation de l’homme sur son univers tant intérieur qu’extérieur… Il se démarque par une intense charge émotionnelle et instinctuelle… » Cette théorie, révoquée en doute pour sa proximité avec la mystique comme on en fit alors le reproche à Jung, prend tout son sens dans notre contexte. « L’inconscient des civilisations » existe bel et bien : un acte à un bout d’une civilisation peut miraculeusement produire des effets psychiques et physiques similaires à l’autre bout.

C’est, en psychologie, le pendant de l’effet papillon en météorologie. La physique nous apprend pour sa part qu’il existe une constante universelle nommée « loi de la synchronisation » qui explique dans certains cas l’inexplicable, c’est-à-dire ce qui n’est pas régi par le principe de causalité.

Si le réveil arabe a indéniablement quelque chose de magique, les récentes élections avaient incontestablement quelque chose de mécanique. On peut en déduire que l’unité psychique constatée dans la phase de soulèvement s’est avérée également de nature politique dans la phase électorale. Mais par quel « effet » désigner ce vote systématique ? Les militants islamistes ont dû y voir non pas de la magie mais un miracle eux qui, quelques mois plus tôt, n’avaient pas droit de cité dans leurs pays, étaient prêts à tous les accommodements avec le régime, ou rasaient les murs.

Même Ben Ali et Moubarak ont dû se demander dans leur retraite s’il n’y avait pas du parapsychologique dans cette déferlante tant elle a dû leur sembler surréaliste.

Ils croyaient que leurs peuples leur seraient reconnaissants au moins sur un point : l’endiguement de l’islamisme. Surtout Ben Ali. Or, c’est un islamiste qu’il a embastillé pendant seize ans qui occupe aujourd’hui le poste de chef du gouvernement avec des prérogatives que n’avaient pas ses prédécesseurs. En voyant Moncef Marzouki qu’il a pourchassé et exilé prendre possession de ses fonctions, de son bureau et de ses anciens appartements au palais de Carthage, il n’a pas dû en croire ses yeux.

D’autant que c’est lui qui se trouve maintenant en exil, sous le coup d’un mandat d’arrêt international, et déjà condamné dans son pays à 55 ans de prison pour détournement de fonds, détention de stupéfiants et torture. Sans parler de Ghannouchi, sa bête noire de toujours, qui plastronne comme un ayatollah.

Quel incroyable retournement de situation ! Bref, de tous côtés, on convient que ce qui est arrivé ressortit au surnaturel, que le « vent divin » va continuer de souffler, et que les islamistes de tous les pays vont sortir revigorés de l’obscurité dans laquelle ils étaient confinés pour exiger la direction des affaires de leurs pays. Même en Algérie l’excitation est à son comble : on croit et table sur ce vent plus que sur les électeurs.

Lorsque les résultats des élections tenues en Tunisie, au Maroc et en Égypte sont tombés, ils suscitèrent une véritable stupeur en constatant que le « printemps arabe » cédait à tous les coups la place à un « automne islamiste » annonciateur d’une ère glaciaire : « Tout ça pour ça ! » s’est-on alors exclamé dans les médias, étonné et déçu.

Les résultats du vote apparaissaient comme un plébiscite de l’islamisme laissant craindre un retour au Moyen-Âge. Comme si la partie était terminée, jouée en un seul acte, et que le rideau était tombé sur la pièce comme bientôt le voile sur les femmes.

On pensa même que le cycle des révolutions s’arrêterait à la Syrie.

La déception internationale était à la hauteur des espérances soulevées. Les gouvernements américain et européens ainsi que leurs opinions publiques avaient particulièrement apprécié que les manifestants n’aient brûlé aucun drapeau étranger, ni scandé des slogans anti-occidentaux. Ils avaient noté aussi que ce n’étaient pas les islamistes qui tiraient la dynamique mais la jeunesse et la société civile. Encore sous l’influence du cliché d’une rue arabe ne bougeant que pour soutenir une intifadha palestinienne ou vouer à l’enfer un caricaturiste sacrilège quand ce n’est pas, bien sûr, pour une émeute de la faim, ils y avaient vu la promesse d’un avenir démocratique. En fait, ce que nous avons tous vu mais différemment interprété, c’est que les manifestants n’étaient pas remontés contre la politique intérieure ou extérieure de leurs dirigeants, mais étaient pleins de hargne et de rage contre eux et leurs familles kleptomanes.

Dans les cinq pays où elles ont eu lieu, les révolutions avaient des cibles identifiées et des mots d’ordre clairs : « Le peuple veut la chute du régime ! » Elles n’étaient pas sous-tendues par une demande de la démocratie mais par une colère titanesque. Les manifestants ne réclamaient pas des changements ou des améliorations dans la politique des despotes, mais leur départ et la fin d’un règne qui avait trop duré. Dans le feu de l’action, ils ne pensaient pas à la suite car ils avaient fort à faire, engagés qu’ils étaient dans une partie qu’ils n’avaient jamais jouée et dont ils n’étaient pas assurés qu’ils la gagneraient. Faire tomber le tyran était une fin en soi. D’ailleurs, au lendemain du départ de celui-ci, l’enthousiasme et la mobilisation ont chuté vertigineusement. Ils n’étaient plus que quelques milliers sur la place Tahrir à réclamer le retrait de l’armée de la vie politique et la remise du pouvoir à une instance civile.

En filigrane, les manifestants voulaient la liberté qui signifiait en l’occurrence la libération d’un ordre dictatorial abhorré et d’une bureaucratie étouffante. Ils voulaient l’égalité qui signifiait la fin des privilèges exorbitants, des passe-droits et de l’impunité dont profitaient les gens du pouvoir. Ils voulaient une justice impartiale et indépendante pour juger les corrompus. Ils voulaient la justice sociale, c’est-à-dire la fin du pillage des biens publics et une redistribution transparente des richesses nationales. Ils voulaient le desserrement de l’étau des services de sécurité sur leur vie quotidienne… Ces valeurs sont celles de la démocratie, certes, mais elles sont aussi celles auxquelles croient naturellement tous les hommes.

Il est indéniable que ces révolutions n’ont pas été faites au nom de l’islamisme ou pour installer l’islamisme au pouvoir. Les islamistes n’ont nulle part réussi à soulever les peuples contre le pouvoir. Ni par l’endoctrinement ni par le recours à la violence. Si le jeune Tunisien de Sidi Bouzid s’était immolé au nom de l’islamisme, il n’y aurait pas eu d’« effet Bouazizi ». Si c’étaient les islamistes qui s’étaient révoltés en Tunisie, leurs homologues d’Égypte, du Yémen, de Libye, de Syrie ou d’ailleurs ne les auraient pas suivis et il n’y aurait eu ni effet papillon (soulèvements en série) ni effet domino (chute en cascade des despotes). Ils auraient été réprimés avec la bénédiction de l’opinion publique internationale, et nul ne se serait porté à leur secours. Or, ce sont eux qui ont cueilli les fruits de la révolution.

Les révolutions arabes ont réalisé leur finalité. Elles ont tué psychologiquement (et physiquement dans certains cas) le père abusif et détruit le modèle despotique. Les Tunisiens ont pris le pouvoir depuis le moment où ils se sont soulevés contre le despote, jusqu’à celui où ils l’ont transmis à une assemblée élue. C’est énorme et inédit dans leur histoire, et rien que pour cela ils méritent le respect éternel.

C’était à la fois une mutation psychologique (fin de la peur) et une révolution culturelle (fin du despotisme). C’est en cela que les révolutions arabes se distinguent des révolutions de velours (Tchécoslovaquie) et orange (Ukraine) où ce n’est pas la tête d’un tyran qui était demandée mais la démocratie.

Ceux qui ont manifesté et affronté les forces de la répression, hommes, femmes, musulmans, coptes, jeunes, classes moyennes, artistes, intellectuels, libéraux, gauchistes, islamistes, etc., étaient unis autour d’un objectif unique : la chute du régime.

Le but atteint, le gros d’entre eux a regagné ses pénates, heureux et comblé. Pour l’essentiel ils appartenaient à la jeunesse « branchée » qui a agi spontanément et par idéalisme.

Elle n’avait pas d’intérêts particuliers à défendre, ni de programme politique à proposer ni de pénates à rejoindre à la fin des opérations.

Les islamistes, par contre, avaient leurs intérêts, leur « programme » et des pénates où se replier, rendre compte et prendre les ordres.

Ils ont rejoint la révolution à pas de loup, regardant devant et derrière, avançant ou reculant en fonction des directives, participant un jour et s’absentant un autre.

Ils ont prémédité depuis le commencement des évènements chacun de leurs actes, chacune de leurs paroles. Ils ont mesuré, évalué et calculé les risques et les bénéfices.

C’est de la sorte qu’ont été récupérées les révolutions là où elles ont eu lieu à travers l’Histoire.

Il y a toujours eu ceux qui agissent par exaltation et ceux qui agissent par calcul. À tous les coups ce sont ces derniers qui partent avec la caisse. Une fois encore, les minorités agissantes ont fait l’histoire. En science, comme en politique, c’est toujours un petit groupe d’individus qui fait avancer l’humanité. Si les révolutions ont commencé arabes et fini islamistes, c’est parce que réveil et vote n’avaient ni les mêmes déterminants ni les mêmes acteurs.

Dans l’affaire, il n’y avait pas les révolutionnaires d’un côté et les islamistes de l’autre, mais un troisième larron, le corps électoral, souvent l’auteur de surprises dans les urnes même dans les démocraties les plus vieilles.

La majorité des électeurs n’a ni manifesté, ni passé la nuit sur la place Tahrir, ni affronté les forces de la répression. Les acteurs acquis aux idées démocratiques étaient peu nombreux par rapport au reste de la population pour peser de manière décisive dans la deuxième phase, celle des élections. Ce sont d’autres, qui n’ont pas pris part aux évènements, se contentant de les suivre à la télévision, qui sont entrés en scène et utilisé leur bulletin de vote pour exprimer leur choix. Et c’était leur droit.

À réveil magique, vote mécanique, vote atavique. Mais où va mener ce réveil ? Ira-t-il dans le sens de l’Histoire ? Ayant commencé comme un conte de fée, tournera-t-il au cauchemar ? Qui, de l’ogre ou de la fée, s’est finalement réveillé ? Si pour les uns, c’est la boîte de Pandore qui a été ouverte, pour les autres c’est la lampe d’Aladin qui a été trouvée. Dans la mythologie grecque, Pandore, en ouvrant le vase où Zeus avait enfermé le mal, l’a libéré pour punir les hommes de leur orgueil.

Dans le conte des Mille et Une Nuits, Aladin découvre la lampe merveilleuse où était enfermé un génie du bien qui va exaucer tous ses souhaits.

L’Histoire a voulu que le despotisme arabe soit combattu sans préparation d’aucune sorte et abattu en un temps record. On en est réduit à solliciter la magie, la psychologie, la météorologie, la physique et même les contes pour trouver un sens à ces révolutions atypiques. Il est patent qu’il existe dans le monde arabe une unanimité sur le rejet du despotisme, pour des considérations diverses, mais il est tout aussi patent qu’il n’existe pas un consensus sur l’alternative à lui apporter.

Même pas l’islamisme puisqu’il n’est pas « consensuel » ainsi qu’on l’a vu en Tunisie et au Maroc. Le problème qui se posait à l’Algérie en Octobre 1988 se pose dans les mêmes termes aux pays arabes qui viennent de se libérer : comment instaurer une démocratie en l’absence d’une opinion publique acquise aux idées démocratiques ?
N. B.

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Hérisson

Hérisson


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Date d'inscription : 07/04/2007

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MessageSujet: Re: Révolutions arabes - Réveil magique, vote mécanique   Révolutions arabes - Réveil magique, vote mécanique EmptyMar 24 Jan - 14:19

Le Soir d'Algérie - 24.01.2012
par Noureddine Boukrouh

IIème PARTIE

La boîte de Pandore

De quoi pouvaient accoucher les révolutions arabes sachant que les despotes ont tout fait pendant leur règne pour que ne se forment pas des partis démocratiques capables d’apparaître comme une alternative à leur pouvoir ? Y avait-il une vie politique normale, avec des partis connus et un corps électoral habitué à désigner ses députés et son chef d’État ? Il n’y avait que des partis uniques ou des partis administratifs, des partis-alibi ou pas de partis du tout comme en Libye. Les élections étaient truquées et les taux d’abstention astronomiques. Les islamistes n’étaient pas une alternative parmi d’autres, c’était la seule disponible. Imaginons qu’ils n’existaient pas : qui aurait comblé le vide politique et institutionnel conséquent à la chute brutale des régimes ?

Un des principes cardinaux de la démocratie est de ne pas exclure de la vie politique et institutionnelle des forces sociales représentatives sous peine de les acculer à la clandestinité et à la violence, de les auréoler du statut de victimes et d’avoir au bout du compte un pouvoir déficitaire en légitimité. C’est le contraire qu’ont fait les pouvoirs arabo-musulmans avec la bénédiction des puissances occidentales. Ils regardaient leurs peuples comme s’ils étaient des boîtes de Pandore qu’il fallait se garder d’ouvrir. L’Iran des Pahlévis, la Turquie d’Ataturk puis des généraux, l’Afghanistan monarchiste puis communiste, les régimes baasistes en Irak et en Syrie, l’Égypte des Officiers libres puis du libéralisme, les régimes dits progressistes en Algérie et en Libye, tous ces pays et d’autres ont longtemps gardé fermée la boîte.

Ont-ils pour autant contenu les idées islamistes ? Autre exemple : l’Occident a envahi l’Afghanistan dans le but d’en chasser les talibans et d’y établir un État moderne. A-t-il réussi ? Là où des élections plus ou moins transparentes ont eu lieu, à commencer par ces pays, là où la boîte de Pandore a été ouverte, les islamistes ont surgi. Ils ont gagné avec ou sans révolution. Ce phénomène est unique dans le monde. Il n’a été observé ni en terre chrétienne, ni en terre judaïque, ni en terre hindouiste, ni en terre bouddhiste. La boîte de Pandore, c’est l’inconscient collectif arabo-musulman.

C’est à travers leur histoire et leur prisme culturel qu’il faut scruter les peuples arabo-musulmans si l’on veut comprendre leur comportement social et politique. Ils ont une longue expérience du despotisme qui a marqué leur psychologie, leur imaginaire est rempli de l’idéal islamique qui les tourmente depuis des siècles, mais ils n’ont pas d’expérience de la démocratie qui est d’abord une culture. Et cette culture suppose que l’on a intégré l’idée de passer du peuple monolithique qu’on était à une société plurielle par ses idées et diverse par sa composante. Est-ce le cas ? Est-ce concevable sous un régime islamiste ?

La réponse à la question du vote mécanique n’est pas de nature politique, mais culturelle. Elle n’a rien à voir avec les révolutions elles-mêmes et nous, Algériens, avons été les premiers à en faire l’expérience en 1990 et 1991. Il s’agit d’un vote atavique dont l’explication se trouve dans la prégnance de la culture théocratique sur l’esprit de larges pans de la société. Les partis islamistes, où qu’ils existent, ne possèdent pas une base électorale construite par eux, mais jouissent d’une prédisposition générale acquise à leur cause avant même de naître. En Égypte, Al-Nour, un regroupement de salafistes illuminés (d’où probablement le choix du nom donné à leur parti) n’existait pas avant la révolution et il a pourtant obtenu 25% des voix, soit l’équivalent de l’ensemble des partis non islamistes. Le gisement électoral islamiste réside dans le fond mental de la population. Ils n’ont même pas besoin d’avoir un parti, un programme ou un leader, la culture ambiante, la littérature religieuse surabondante, les chaînes de télévision et les mosquées y suppléent plus que de besoin. On le verra encore en Libye où n’existe pas de parti islamiste, Kadhafi ayant annihilé tout embryon de vie politique et électorale (des ulémas viennent de créer à Benghazi un parti baptisé « Parti de la réforme et du développement »).

À la première élection qui sera organisée, ils l’emporteront. Il suffit qu’ils veuillent bien déposer des listes. Ce ne sont pas les exclus, les défavorisés, les pauvres ou les analphabètes qui votent pour eux, mais des contingents de toutes les couches de la société, y compris parmi les expatriés : les Tunisiens de France ont voté à 30% pour Ennahda.

La culture théocratique, que ce soit en monarchie ou en république, c’est l’attitude qui consiste à ramener tout à Dieu et à tout attendre de lui ou des hommes qui prétendent être mandatés par Lui. C’est un magma d’états d’âme, d’idées fausses ou dépassées formées tout au long de la période de décadence. Cette culture, colportée et enseignée à ce jour, ne pouvait pas permettre à l’homme arabo-musulman d’accéder à la rationalité, aux idées républicaines et aux idéaux démocratiques. Les intellectuels et les leaders politiques modernistes du siècle dernier n’ont pas réussi à convaincre les masses qu’il y avait moyen d’être musulman et moderne à la fois, parce qu’au lieu de promouvoir une pensée nouvelle tenant compte de leur spiritualité et de leurs valeurs, ils leur ont proposé le marxisme, le baassisme, le laïcisme, mais surtout le despotisme.

Il y avait l’islam de toujours qui a conquis la moitié du monde connu, donné jusqu’au XVe siècle la mesure de son esprit créatif dans tous les domaines de la science, fait avancer la pensée humaniste, et laissé d’impérissables chefs-d’œuvre en divers endroits de la planète. Il y eut ensuite l’islamisme intellectuel apparu avec Djamel-Eddine al-Afghani et Mohamed Abdou à la fin du XIXe siècle et appelant à la libération du monde musulman et à sa réforme morale. Enfin, il y a eu l’islamisme politique né dans la deuxième moitié du XXe siècle de l’échec de la Nahda et des mouvements réformistes. Ses principaux théoriciens ont été Mawdudi et Sayyed Qotb. Il est une exhortation à la prise du pouvoir pour imposer l’ordre islamique y compris par le recours à la violence contre les musulmans eux-mêmes.

L’aspiration à un État islamique idéal, parce que procédant de la stricte application de l’islam, n’a pas quitté l’inconscient arabo-musulman depuis les quatre premiers califes dont la gouvernance représente l’âge d’or. L’État qui a été mis en place après eux a connu des hauts et des bas historiques avant d’être détruit par l’impérialisme occidental.

Les indépendances venues, des États nationalistes se sont formés, soutenus par les populations, mais après plusieurs décennies de mise à l’épreuve ils ont échoué à promouvoir le développement et la puissance militaire. Par quoi les remplacer ? Eh bien par ce qui a réussi dans le lointain passé et que magnifie la culture théocratique : l’État islamique. Même quand l’islamisme était enfermé dans la boîte de Pandore, cette culture, diffuse dans l’esprit des peuples, n’avait rien perdu de son intensité. Elle l’attendait comme Pénélope attendait Ulysse.

Les despotes, pour leur part, se gardaient de l’inciter à évoluer vers une culture éclairée et moderniste parce qu’elle les servait telle quelle.

Jusqu’ici nous avons utilisé l’expression « peuple arabe » comme si nous entendions par là l’ensemble de la population tunisienne, égyptienne ou autre. C’était par commodité de langage et non par souscription à une confusion fréquente qu’il va falloir dissiper maintenant. Le peuple tunisien a immortalisé un slogan tiré de son hymne national et repris en chœur partout où des révolutions ont eu lieu : « Le peuple veut… » On l’a compris, ils voulaient la chute des régimes qui les dirigeaient d’une main de fer depuis la fondation de leurs États nationaux, et l’ont obtenue. Mais, par la suite, il est apparu que le « peuple » qui a lancé la dynamique révolutionnaire et le « peuple » qui a donné la majorité aux islamistes formaient deux populations distinctes.

Dans un premier temps, il y a eu la révolution, suivie de la chute du régime, et dans un deuxième les élections. Les deux temps se sont succédé mais ne découlent pas l’un de l’autre et ne sont pas de même nature. Ceux qui ont fait tomber les despotes ne sont pas ceux qui ont hissé sur leurs épaules les islamistes pour les porter au pouvoir. Dans les deux étapes nous avons eu affaire à deux catégories d’acteurs, à deux ensembles différents, comme si dans ces pays il y avait deux peuples dans chacun. Le peuple qui a fait la révolution était formé de la « jeunesse Facebook » et de membres de la classe moyenne (intellectuels, avocats, magistrats, artistes, etc.) auxquels s’est joint par la suite un peu de tout, tandis que celui qui a voté pour les partis islamistes était formé des militants islamistes mais aussi et surtout de la frange conservatrice de la société. Les premiers étaient acquis aux idées modernes, et les seconds attachés aux idées traditionnelles.

Le dénominateur commun qui les unissait ne valait que pour la première étape, le rejet du pouvoir. Autrement, chacun avait plus ou moins son idée sur ce qu’il ferait de sa liberté recouvrée. Il fait dire que le second était mieux préparé à la prochaine étape car il savait d’instinct pour qui il voterait le moment venu, tandis que le premier n’avait pratiquement pas pour qui voter.

Les « peuples » qui ont déclenché la révolution en Tunisie, en Égypte, au Yémen, en Syrie et même en Libye, sont les mêmes. Ce sont eux que l’« effet Bouazizi », cette réaction émotionnelle en chaîne, a touchés et jetés en premier dans les rues pour braver les despotes.

Leur idéal était la liberté, avec des connotations démocratiques. Ils pourraient constituer un seul et même peuple en dépit de leur appartenance à des nationalités différentes.

Les « peuples » qui ont voté en faveur du courant islamiste en Tunisie, au Maroc et en Égypte pourraient autant constituer un peuple homogène, soudé par de mêmes convictions. Ces derniers se méfient de la démocratie « à l’occidentale » et des idées modernistes, et toutes leurs représentations mentales sont saturées de culture théocratique.

Les premiers figurent ce que pourrait être une société démocratique arabe, composée de musulmans ouverts, modernes et tolérants comme l’étaient les musulmans de Cordoue et de Chine au XIIIe siècle, ou d’Inde au XVIIe siècle. Les seconds seraient plus heureux dans quelque « Chariâland », vivant entre eux, rassemblant salafistes, djihadistes, modérés et conservateurs. Ces regroupements s’effectueraient d’eux-mêmes s’il était possible de permuter les populations et les nationalités ou d’échanger les territoires. Mais, pour l’instant, il n’y a eu que la partition (Inde-Pakistan, Pakistan-Bangladesh, Éthiopie-Érythrée, Soudan-Sud - Soudan, Bosnie-Serbie…) pour régler les problèmes d’une cohabitation devenue impossible. On viendra peut-être un jour à cette idée de regrouper les islamistes dans un « Chariâland ».

Aux élections, les islamistes se présentent en bloc monolithique et leur discours recoupe la mentalité et l’éducation reçue par la majorité de la population, tandis que les démocrates se présentent dans un large spectre pluraliste (116 partis se sont présentés aux élections tunisiennes) tenant des discours qui ne soulèvent aucun écho dans le psychisme des masses. Pour ces dernières, ce discours abscons et le libéralisme permissif qu’il véhicule à leurs yeux sont des produits importés d’Occident et représentent un danger sournois pour leur identité et leurs valeurs.

Les islamistes, et les ulémas avant eux, les ont convaincues que les démocrates, forcément laïcs (donc contre la religion) propageraient dans le pays le mode de vie occidental dont ils ont retenu la légalisation de l’homosexualité, le mariage homosexuel et la famille monoparentale, sans parler des anciens griefs : colonialisme, soutien inconditionnel à Israël, racisme anti-arabe et islamophobie.

D’où un réflexe répulsif et un rejet quasi instinctif. Les partis modernes et démocratiques, en se positionnant au centre ou à gauche, croient s’attacher les masses mais celles-ci les dédaignent car pour elles les valeurs morales passent avant les solutions politiques ou socioéconomiques. Avant d’être un citoyen, le musulman est d’abord un croyant. Quoi qu’ils aient essayé, ils n’ont pas rencontré assez de répondant auprès de ces masses pour être portés sur les fonts baptismaux car n’éveillant aucun écho en elles, ne touchant aucune de leurs fibres, et ne recoupant aucun de leurs paradigmes. Les non-islamistes qui ont fait la révolution n’avaient en commun que les réseaux sociaux et n’étaient unis que passagèrement par leur opposition au despotisme et leur désir de liberté.

Le but atteint, ils n’avaient plus rien à faire ensemble. Ils n’avaient ni l’idée ni le temps nécessaire de s’organiser en force politique capable de compter dans les élections organisées dans l’urgence. S’ils n’ont pas voté islamiste, ils n’ont pas pensé à potentialiser leurs forces pour en faire un poids politique. Il est même à craindre que bon nombre d’entre eux n’aient pas voté du tout. Les partis libéraux et démocrates qui existaient au temps du despotisme se disputaient pour des vétilles, préférant s’allier au pouvoir qu’entre eux.

Dans la nouvelle ère, ils ont continué sur cette pente alors qu’arithmétiquement ils ont obtenu en Tunisie et au Maroc plus de voix et de sièges que les partis islamistes. Et quand ils se sont unis, il a fallu que ce soit autour d’Ennahda en Tunisie et du PJL au Maroc. Même les communistes sont entrés dans ces coalitions hétéroclites.

Les islamistes ne croient pas au fond d’eux-mêmes à la souveraineté populaire comme source du pouvoir, ni à la démocratie comme cadre de vie institutionnel, ni à la citoyenneté comme ensemble de droits et de devoirs de l’individu. Ils composent avec ces idées qui vont à l’encontre de leurs principes fondamentaux tant qu’ils n’ont pas le choix, autrement c’est vers le califat et le modèle taliban qu’ils marcheraient d’un pas vaillant.

Les Salafistes, plus francs, n’éprouvent aucune gêne à le crier sur les toits. Il n’y a de souveraineté que celle d’Allah, et même quand ils sont désignés par les électeurs, ils estiment être les élus de Dieu.

Les manifestants qui ont fait tomber les despotes ne sont pour eux que les instruments passifs (surtout s’ils sont coptes) de la manifestation de la volonté divine. Ils ne leur sont redevables de rien, ne regardent pas leurs morts comme des « martyrs », et toutes leurs louanges sont réservées au Seigneur. Ils considèrent que ces « romantiques » ont tout au plus joué envers eux le rôle que l’araignée a joué envers le Prophète et Abou Bakr lorsqu’ils se sont réfugiés dans une grotte pour échapper à leurs poursuivants à la veille de l’Hégire. Ces derniers, s’étant douté que la grotte pouvait être une cache, se présentèrent devant son entrée, mais voyant l’accès barré par une grande toile d’araignée, s’en retournèrent.

Les islamistes portent naturellement la mentalité tutélaire du berger envers sa bergerie, et estiment que les suffrages leur ont conféré le droit d’emmener paître le troupeau là où ils voudront. Ils sont tout aussi naturellement enclins à vouloir rester au pouvoir le plus longtemps possible car convaincus d’être le truchement par lequel Dieu va régénérer le monde musulman.

Le populisme est une perversion des idéologies promouvant l’intérêt des masses apparu dans le sillage des théories socialo-communistes. Il a touché aussi l’islam. L’intéressant dans la nouvelle donne, c’est que nous disposons de chiffres précis pour mesurer les clivages politiques et connaître le poids des uns et des autres. On peut maintenant mesurer la surface occupée par l’islamisme dans l’échiquier politique arabe. On n’est plus dans le halo ou le fantasme, mais dans la réalité. Sur une population électorale de 7,6 millions, 4 se sont rendus aux urnes pour élire l’Assemblée constituante tunisienne. Le parti Ennahda a obtenu 37,02% des voix et 41,47% des sièges (90 sur 217). Les autres sièges sont revenus à une dizaine de partis, et 16 à des indépendants.

Au Maroc, le taux de participation aux élections législatives était de 45,40%, pour une population électorale de 13 millions. Le PJD a obtenu 27,08% des suffrages exprimés et 107 sièges sur 395. En Égypte, pays souche de l’idéologie islamiste, ce n’est pas un mais trois partis islamistes qui étaient en lice, et c’est le plus modéré d’entre eux qui a eu le moins de voix. Les Frères musulmans (PJL) en ont obtenu 36%, les salafistes d’Al-Nour 25%, et Al-Wassat 5%. Enfin, les libéraux divisés en 6 listes, comme de bien entendu, en ont eu 29,39%. Si l’on devait en soustraire le vote copte, il ne resterait plus que 20% d’Égyptiens à ne pas être favorables à l’islamisme. Ces chiffres, en dehors de l’Égypte, relativisent le succès des islamistes et les risques qu’ils font peser sur leurs pays. Au Maroc, le roi a éloigné le danger en prenant les devants dès le début des manifestations chez lui. Il a désamorcé la charge avant qu’il n’y ait des morts et que l’engrenage de la répression ne rende les choses incontrôlables. Anticipant sur les évènements, il a proposé une Constitution qui a été entérinée par référendum, puis convoqué des élections législatives.

Aux termes de la nouvelle Constitution il garde la main sur des départements sensibles comme la défense et les affaires religieuses, laissant la gestion des problèmes économiques et sociaux au gouvernement. En cas de mécontentement de la population on s’en prendra au gouvernement et non à lui qui aura toute latitude de le révoquer et de convoquer de nouvelles élections. Il gagnera ainsi à tous les coups. Le chiffon rouge qui excitera le taureau à l’avenir ne sera plus le palais royal, mais le gouvernement.
N. B.
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Nassima

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MessageSujet: Re: Révolutions arabes - Réveil magique, vote mécanique   Révolutions arabes - Réveil magique, vote mécanique EmptyMer 25 Jan - 11:51

Le Soir d'Algérie - 25.01.2012
par Noureddine Boukrouh

IIIème PARTIE

La lampe d'Aladin

Les partis islamistes vainqueurs en Tunisie et en Égypte donnaient l’impression d’être complexés par les conditions de leur victoire (pas assez nette dans le premier cas, compromettante dans le second) et effrayés par les problèmes qui les attendent. Ils ont fait dans leurs discours et leurs déclarations à la presse, surtout occidentale, les premières concessions en se voulant rassurants sur l’État de droit, la société civile, la démocratie et les accords internationaux. D’où un certain adoucissement de leurs propos. Ils n’ignorent pas qu’ils vont être observés comme des extraterrestres, qu’aucun faux pas ne passera inaperçu, et qu’aucune erreur ne leur sera pardonnée. La «solution islamique» qu’ils brandissaient comme une lampe d’Aladin, ils vont devoir la mettre en place et en démontrer rapidement l’efficacité sinon personne ne les croira plus, et eux-mêmes peut-être cesseront d’y croire. Car grande sera leur déconvenue lorsqu’ils s’apercevront que la lampe mirifique est vide, qu’il n’en sort aucun djinn faiseur de prodiges, qu’il ne tombe rien du ciel, et qu’ils devront tout faire eux-mêmes.

Les despotes n’ont pas laissé les caisses pleines, une administration performante et une économie dynamique, mais d’énormes problèmes, sans parler des traumatismes occasionnés par leur résistance à la contestation populaire. C’est de problèmes d’emplois, de logement, de dette extérieure, de rentrées en devises et autres « patates chaudes » que les islamistes ont hérité. Or, leur savoir-faire en matière de gestion des affaires publiques est modeste. Prêcher la bonne parole, raconter en boucle les merveilleuses histoires d’un passé mythifié et momifié, exhorter les gens à l’observance des prescriptions religieuses et aux signes extérieurs de religiosité, etc., ne suffira pas et ne pourra pas tenir lieu de programme de gouvernement.

Les opérations caritatives ponctuelles, l’aide aux nécessiteux, les actions de bienfaisance ambulatoires et intermittentes, etc., ne rimeront plus à rien sauf à en faire bénéficier toute la nation. Le background de secouriste n’est plus de mise, il faut déployer de véritables aptitudes opérationnelles pour faire face aux urgences brûlantes et aux attentes pressantes. L’attirail de charité devra être remplacé par une batterie d’instruments de gouvernement efficients, sinon c’est l’échec assuré et peut-être une nouvelle révolution. Le voile pour les femmes, la barbe et la calotte blanche pour les hommes, la traque des couples « suspects », la généralisation des salles de prière sur les lieux de travail, et même la libération de la Palestine peuvent attendre. Ce qui urge, c’est de faire redémarrer l’économie pour que les gens ne crèvent pas de faim. Il va falloir agir sur la base de lois, mettre au point des méthodes de travail, des programmes d’action et des plans économiques, assurer le fonctionnement du service public sur tout le territoire, faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État, et mille autres soucis quotidiens. Sans parler des inévitables tiraillements avec les partis qui se sont alliés à eux.

Ayant placé la barre trop haut en laissant croire à des masses crédules qu’Allah allait regarder de leur côté et multiplier ses bénédictions sur elles pour avoir voté en faveur de l’islam, les nouveaux dirigeants vont devoir à tout le moins faire mieux que l’ancien régime. Or, en prenant les rênes du gouvernement, ils vont tout de suite se heurter aux réalités, à l’impatience des citoyens, à la rareté des moyens, à la crise économique et financière mondiale, à la baisse drastique des ressources du tourisme… Ils prendront alors conscience de l’inanité des discours moralisateurs, de l’exhibition ostentatoire de la dévotion, et des risques et périls induits par des promesses irréalistes. Ils découvriront que les affaires humaines sont trop fluctuantes pour être régies par des règles immuables, qu’il y a tant de contraintes, d’imprévus, d’évolutions rapides dans la vie et dans le monde. Confrontés à l’âpreté des relations internationales, ils constateront qu’ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent, même chez eux.

Les islamistes prétendaient incarner la troisième voie entre le socialisme et le capitalisme, et être une alternative à l’Occident. Voici que l’opportunité d’en faire la démonstration devant leurs peuples et l’humanité leur est offerte. Tant que la problématique de l’islam, « religion et État », « foi et monde », était débattue in abstracto, ils étaient imbattables. Maintenant qu’elle va devoir être abordée sous l’angle pratique, elle commence à donner des cheveux blancs aux plus lucides d’entre eux qui n’en avaient pas. L’affrontement ne va plus être idéologique, culturel ou rhétorique, il va être politique, économique et diplomatique.

On ne sera plus dans la casuistique, pliant devant le principe d’autorité, mais dans le réel, le vivant et le mouvant.

Le débat portera sur des questions précises comme l’emploi des jeunes, les fins de mois des travailleurs, le pouvoir d’achat, les conditions de vie des citoyens, les taux du chômage et de l’inflation, les indices de développement humain, l’attrait des investisseurs étrangers… Le critère entre le vrai et le faux sera la gestion des affaires publiques et ses résultats, et non telle ou telle profession de foi. Arrivés au pouvoir par la voie des urnes, ils ne pourront pas espérer retirer l’échelle après s’en être servis pour grimper. Ils ne pourront pas vouloir abolir la démocratie sans voir se soulever contre eux les autres partis, les citoyens qui n’ont pas voté pour eux, les instances internationales et l’opinion publique mondiale. Ils se trompent ceux qui, parmi eux, pensent qu’ils pourront rester au pouvoir par la force. Ils l’auraient gardé s’ils l’avaient conquis de haute lutte.

Or ils ne l’ont pas conquis, ils n’ont pas vaincu le despote, c’est « le peuple Facebook » qui l’a vaincu et le vote atavique qui leur a confié les clés du pays dans l’espoir d’une vie meilleure, voire de résultats miraculeux. Ils auront juste été les premiers bénéficiaires de l’alternance. Ils céderont la place un jour, peut-être aux prochaines élections, sauf à réussir spectaculairement, en quel cas ils seront reconduits pour le bonheur de leurs électeurs et du reste du monde.

Autre source de problèmes pour les islamistes devenus « modérés » par la force des choses : ils perdront leur « authenticité » aussitôt qu’ils commenceront à donner suite aux « concessions » faites publiquement. S’ils reprennent à leur compte les notions de république, de démocratie, de tolérance, d’élections, de libertés publiques, de droits de la femme, etc., qu’est-ce qu’il leur restera d’islamiste ou même d’islamique ? En transigeant sur les questions de l’héritage, de l’adoption et des châtiments corporels comme ils l’ont promis, ils perdront le droit à l’utilisation du label « islamiste ». Celui-ci ne couvre que les produits d’origine contrôlée. Or, par rapport aux critères de distinction du musulman du non-musulman enseignés par leurs maîtres à penser, ils sont dans la contrefaçon, dans le « kofr », le reniement et l’opportunisme.

Ils seront dès lors confrontés à la surenchère des radicaux de leur pays et de l’étranger qui se poseront en censeurs vigilants de leurs paroles et en juges implacables de leurs actions. C’est de là que viendront les plus vives oppositions, et non de ceux qu’ils croient être leurs ennemis de toujours : les laïcs. Ces alter ego les sommeront d’appliquer l’ensemble des dispositions coraniques, à commencer par le voile de la femme, l’interdiction de l’alcool, la suppression de la mixité, la discrimination envers les adeptes des autres confessions, les châtiments corporels, etc. Ils réclameront l’application en bloc et dans le détail de toutes les prescriptions de la charia, y compris celles qui dresseront contre eux la communauté internationale. Ils tireront leur argument massue du verset : « Croirez-vous en une partie du Livre saint et pas en l’autre ? » Ce qui reste d’al-Qaïda ne tardera pas non plus à s’en prendre à eux.

Il leur arrivera ce qui est arrivé au communisme lorsqu’il a abandonné sa pureté et sa dureté avec les réformes de Gorbatchev (Perestroika et Glasnost).

Le doute s’étant introduit dans la doctrine comme le ver dans le fruit, tout s’est écroulé un jour. Enfin, les ambitions personnelles, le goût du pouvoir et l’embourgeoisement accompliront leur travail d’usure et de corruption sur les êtres humains pareils aux autres qu’ils sont. Avec le temps, ils se banaliseront et se démonétiseront. À ce moment-là, on leur en voudra plus qu’à l’ancien régime, plus qu’aux partis qui auront gouverné avec eux, car leurs électeurs estimeront avoir été trahis dans ce qu’ils ont de plus cher : leur idée de l’islam.

C’est devenu une mode, tous les partis islamistes disent vouloir s’inspirer de l’expérience de l’AKP en Turquie. AKP signifie « Parti de la justice et du développement ». En Égypte, les Frères musulmans ont appelé leur parti "Parti de la justice et de la liberté", au Maroc le parti qui a remporté les élections s’appelle "Parti de la justice et du développement", et en Libye le parti nouvellement créé porte le nom de "Parti pour le développement et la réforme". Si le qualificatif islamique a disparu des appellations, ce n’est pas un pur hasard mais un signe des temps : on veut changer d’enseigne.

Le modèle turc est cité en exemple d’abord parce qu’il n’y en a pas d’autre, ensuite pour rassurer sur leurs propres intentions, et enfin pour faire croire aux masses qu’avec un gouvernement islamiste leur fortune est faite ici-bas et dans l’au-delà. Le message est : une nation ne peut que prospérer si elle est gouvernée au nom d’Allah. Et c’est vrai ! La Turquie a réalisé des avancées sociales, économiques et diplomatiques considérables au cours de la dernière décennie, correspondant justement à la gouvernance islamiste. Elle occupe aujourd’hui la 16e place dans le classement économique mondial et la 6e en Europe.

Malheureusement, l’économie turque n’est pas une économie islamique et ses performances ne sont pas dues à l’islamisme.

C’est une économie de marché aussi classique et libérale que celles des pays européens auxquelles elle est étroitement liée. Il n’y a d’islamique dans la bonne gouvernance turque que les convictions personnelles des membres de l’AKP. Ce n’est pas pour amoindrir le mérite d’Erdogan, de Gül et de leurs équipes qui ont démontré qu’islam et démocratie étaient compatibles, mais pour garder une vue claire et objective des choses. Quand on se promène aujourd’hui à Istanbul ou à Ankara, rien n’indique que l’on est dans un pays musulman s’il n’y avait les mosquées et le voile féminin. Teyyip Erdogan n’est pas Aladin, et il n’a pas trouvé la lampe merveilleuse d’où sort à la demande un génie bienfaisant qui réalise des miracles. Il a appliqué les règles de l’économie de marché avec le sérieux qui sied à un pays qui a une haute idée de lui-même, qui a administré durant des siècles un empire composé d’une trentaine de pays d’Asie, d’Afrique et d’Europe, et qui a su mettre à profit ses avantages comparatifs.

La Turquie islamiste n’a pas inventé une nouvelle économie, ni déposé beaucoup de brevets d’invention, elle a fait, toutes proportions gardées, comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, c’est-à-dire développé des niches de compétitivité qui lui ont ouvert les marchés européens et arabes. Elle a connu une forte poussée de son taux de croissance (7% en 2011) et un énorme bond en avant de ses exportations, mais elle n’est pas à l’abri de la crise européenne. Ses exportations en dépendent à 50%. Actuellement, l’inflation et le déficit budgétaire plafonnent à 10% et sa monnaie, la livre, vient de perdre près du quart de sa valeur par rapport au dollar. Si l’euro continue de s’affaiblir et la croissance européenne de baisser, ses exportations chuteront dans des proportions importantes et rendront son taux de croissance négatif.

Les prévisions officielles annoncent pour 2012 un taux de croissance de 4%, tandis que le FMI le situe autour de 2%. L’islamisme turc n’est pas arrivé au pouvoir à la faveur d’une révolution, mais par la voie démocratique et après une lente évolution. Il a un long cheminement derrière lui, fait d’apprentissage, de victoires et d’échecs dont il a su tirer les enseignements. Le premier parti politique islamiste est apparu en 1970 sous le nom de Parti de l’ordre national ».

L’année suivante, il est dissous. En 1972, le [i]Parti du salut national
est créé par Necmetin Erbakan et présente des candidats à l’élection législative de 1973 où il obtient 11,8% des voix, score qui le place au troisième rang des partis vainqueurs. Les islamistes font leur entrée au gouvernement pour la première fois en s’alliant à d’autres formations. De 1983 à 1990, le Parti de la mère patrie gouverne avec succès sous la direction de Turgut Özal qui a été Premier ministre puis président de la République. En 1997, le Parti de la prospérité (Refah) d’Erbakan, dans lequel militent Erdogan et Gül, est dissous et Erbakan renversé parce qu’il voulait supprimer l’article 2 de la Constitution relatif à la laïcité. Ce dernier était en outre opposé à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

En 2001, les deux amis créent l’AKP qui se réclame des idées modérées et de l’œuvre de Turgut Özal et prennent leurs distances des positions jugées extrémistes d’Erbakan. En 2002, la nouvelle formation politique gagne les législatives. Elle en est à son troisième mandat qui expirera en 2014. L’AKP n’a pas gagné l’adhésion de la majorité des Turcs et le respect international en fanatisant ses membres, en opposant les croyants aux non-croyants, en promettant de bouleverser la vie des Turcs, en s’engageant à rétablir le califat (eux qui l’ont détenu jusqu’en 1923) mais en se tournant vers les défis du monde moderne et en s’appropriant les attributs de la modernité. Il n’a pas été infecté par le salafisme et le djihadisme comme les partis islamistes apparus dans le monde arabe. Dans la Turquie d’aujourd’hui, il existe 6 000 journaux quotidiens, 200 chaînes de télévision locales et 1 200 radios, ce qui renseigne sur le pluralisme et le climat de liberté qui y règnent. Deux facteurs capitaux, dont ne bénéficieront pas les partis islamistes arabes, sont à l’origine du succès de l’islamisme turc : la laïcité et le processus d’adhésion à l’UE.

La laïcité a servi l’AKP plus qu’elle ne l’a desservi, contrairement à ce qu’on peut penser. Elle l’a prémuni contre la tentation théocratique (dans le pays qui fut pendant des siècles le siège du califat), le charlatanisme dont sont coutumiers les partis religieux arabes, et l’hostilité de la communauté internationale. Elle lui a fermé la voix de l’obscurantisme et lui a assigné une ligne rouge à ne pas franchir, celle des libertés individuelles. D’un autre côté, la laïcité l’a innocenté aux yeux des islamistes radicaux qui ne pouvaient pas lui reprocher de ne pas appliquer la chariâ puisqu’il était censé avoir une baïonnette sur la gorge.

Fort opportunément, elle le libérait de l’embarrassante obligation d’avoir à appliquer des prescriptions, coraniques certes, mais non moins inapplicables de nos jours : amputations, lapidation, statut de « dhimmi » pour les non-musulmans, etc.

C’est pourquoi, lors de sa récente tournée dans les pays arabes où la révolution a triomphé, le Premier ministre turc a cru bon de la recommander aux partis islamistes qui n’ont pas dû le comprendre bien sûr.

Quant au processus d’adhésion à l’UE, il a induit une mise à niveau du dispositif juridique et institutionnel de la Turquie visant à l’harmoniser avec celui des États-membres de l’Union européenne. Il lui a balisé le chemin vers l’économie de marché mais, plus important encore, il a protégé l’AKP des interventions intempestives de l’armée. Le gouvernement, accrocheur dans sa démarche d’adhésion à l’UE pendant une décennie, semble s’en désintéresser étrangement depuis quelque temps. Et si ce n’était qu’une manœuvre intelligente pour se libérer de la menace militaire ?

Car entretemps l’armée a perdu l’une après l’autre ses prérogatives régaliennes sur la vie politique et n’est plus la garante de la Constitution. Elle est rentrée dans les rangs et c’est elle qui dépend désormais du pouvoir civil. En septembre 2010, une réforme constitutionnelle avait rendu ses membres justiciables des tribunaux civils. C’était la première étape. Deux mois après la victoire de l’AKP aux législatives de juin 2011, le gouvernement engage une purge de grande ampleur contre le commandement militaire suprême. Le chef d’état-major et les commandants des trois armes (terre, air, mer) sont acculés à la démission, tandis que 250 officiers supérieurs (dont une quarantaine de généraux) sont incarcérés pour « complot contre le gouvernement ». C’était la deuxième étape. Il y a une vingtaine de jours, c’était au tour de l’ancien patron de l’armée, chose inimaginable il y a un an, d’être arrêté et jeté en prison sous l’accusation de « complot terroriste contre le gouvernement ». C’était le coup de grâce : l’archétype d’une armée au-dessus de tout et de tous depuis la création de la Turquie a été brisé.

Une nouvelle Constitution est en cours d’élaboration dont la rédaction a été confiée aux partis représentés au parlement. Elle remplacera celle rédigée par les militaires en 1982 et dessinera le nouveau visage de la Turquie.

On en connaîtra la teneur cette année. Ceux qui aimaient à dire que les militaires en Égypte et en Algérie doivent, pour faire contrepoids aux islamistes, prendre exemple sur l’armée turque doivent être bien embarrassés.
N. B.
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Alain




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MessageSujet: Re: Révolutions arabes - Réveil magique, vote mécanique   Révolutions arabes - Réveil magique, vote mécanique EmptyJeu 26 Jan - 14:53

Le Soir d'Algérie - 26.01.2012
par Noureddine Boukrouh

IVème PARTIE

Le nouvel âge arabe (suite et fin)

Les révolutions arabes n’ont ni avorté ni été volées, elles ont juste constitué un effet d’aubaine pour ceux qui guettaient depuis plusieurs décennies l’occasion de sortir de derrière les fagots.

Ce qui arrive aux Arabes n’est ni un printemps, ni un hiver, ni quelque chose d’autre qui peut être exprimé par les particularités d’une saison. Ils entrent tout simplement dans un Nouvel Âge qui est le moment tragique et exaltant à la fois où on tranche les dilemmes cornéliens et les nœuds gordiens. Ce que n’ont pas fait les penseurs modernistes, les ulémas ou les hommes politiques au siècle dernier, les peuples vont devoir le faire en taillant à vif dans leur chair. De toute façon, c’est comme ça qu’ont fait les autres nations. Les révolutions ne se sont pas terminées dans les pays où on a voté et donné la majorité absolue ou relative au courant islamiste, elles s’étendront à plus ou moins long terme à d’autres pays arabo-musulmans et même au-delà, en Afrique et en Asie. Il y aura peut-être une pause pendant laquelle les pays où il ne s’est rien produit vont observer les conséquences de l’arrivée des islamistes au pouvoir.

Le premier acte des révolutions arabes a été le soulèvement des peuples dans plusieurs pays en même temps, le deuxième la chute du régime, et le troisième les élections. Le quatrième sera celui de la mise au banc d’essai de l’islamisme. La nouveauté ce n’est pas qu’il soit arrivé au pouvoir, il l’est depuis toujours dans les monarchies du Golfe, et il l’a fait dans les temps récents en Iran et en Afghanistan. Dans ces pays, il s’exerçait dans un cadre absolutiste, ne tolérant pas d’opposition. La nouveauté, c’est qu’avec les révolutions arabes il va s’exercer dans un cadre ouvert, dans une ambiance de liberté d’expression, avec des partis concurrents et des médias libres. De ce point de vue, la victoire des islamistes aux élections en Tunisie, au Maroc et en Égypte est une excellente chose. Les peuples qui se sont libérés sont devant un test espéré, redouté ou différé depuis les indépendances. Le moment est venu de faire face à la situation quels que soient les périls encourus. Maintenant que le âfrit a jailli de la boîte et qu’il se trouve intra muros, il faut lui faire face. C’est la grande épreuve qui les attendait et à laquelle ils ont échappé jusqu’ici pour une raison ou une autre.

Il vaut mieux crever l’abcès une fois pour toutes et affronter le problème, si problème il y a, plutôt que de continuer à le renvoyer au lendemain ou à vivre avec une épée de Damoclès sur la tête. Le moment est venu de lever l’hypothèque islamiste en donnant aux partis qui s’en réclament l’occasion de montrer ce dont ils sont capables. S’ils démontrent qu’ils sont respectueux des lois républicaines, qu’ils n’engageront pas leurs pays sur des chemins aventureux à la recherche de quelque chimère, qu’ils tiendront leurs promesses d’apporter la justice et la prospérité, alors ils gouverneront aussi longtemps que le voudra le suffrage populaire. Mais s’ils échouent à améliorer le sort de leurs compatriotes, ou s’ils portent atteinte aux libertés nouvellement conquises, alors ils seront chassés de la scène politique sinon par une révolution, du moins par un désaveu électoral. Les pays concernés passeront peut-être par une période d’instabilité, de tensions, voire de violence, mais s’il faut en passer par là ils gagneront à le faire le plus tôt possible.

Lorsque la mise à l’épreuve de l’islamisme aura été menée à son terme, ses effets, qu’ils soient positifs ou négatifs, libéreront l’esprit musulman, et c’est de cette libération que dateront les efforts réels et profonds d’adaptation de l’islam au monde moderne. Si les nouveaux gouvernements déçoivent leurs peuples, l’islamisme disparaîtra de l’esprit des gens comme panacée capable de remédier aux problèmes des musulmans. S’ils réussissent à enclencher une dynamique de développement et de montée en puissance dans le monde comme le fait depuis quelques années l’AKP, ce sera parce qu’ils auront fait comme l’AKP. Or, celui-ci a réussi parce qu’il évoluait dans le cadre d’un État de droit démocratique et laïc et d’une économie libérale.

Si le bien que les partis islamistes arabes pensent et disent de l’AKP est sincère, ils n’ont qu’à s’inspirer de son cheminement. S’ils arrivent à rééditer dans leurs pays ses exploits socioéconomiques et à faire montre d’autant de tolérance et de respect des autres, l’islamisme pourra prétendre au pouvoir dans n’importe quel pays du monde. Dès lors que de telles évolutions auront été accomplies, nul ne trouvera à redire à ses victoires électorales puisqu’il sera devenu un mouvement politique soluble dans la démocratie. Il est abusif néanmoins de comparer les partis islamistes avec les partis démocrates-chrétiens occidentaux car on n’a jamais vu un de leurs leaders promettre l’application littérale des prescriptions de l’ancien ou du nouveau Testament s’il arrivait au pouvoir, ni la réunification de l’Église et de l’État. Ils sont intégralement démocrates et n’ont de chrétien qu’une vague inspiration morale. Les Américains, pour leur part, sont réputés pour la place qu’ils accordent à la religion dans leur vie, mais leurs lois sont faites par le Congrès et non dictées par les pasteurs et les prêtres, une Bible à la main. Les peuples qui ont consenti des sacrifiés pour recouvrer leur liberté doivent savoir pourquoi ils l’ont fait et ce qu’ils doivent en faire. Ils doivent choisir dans quel monde ils veulent vivre : celui du despotisme des personnes, hommes providentiels ou hommes de religion, ou celui qui résulte du bon fonctionnement d’institutions démocratiques solides et transparentes, de la contribution de chacun au bien de tous, et du compter sur soi plutôt que sur l’assistanat terrestre ou céleste. Veulent-ils rester à l’état de masses, de bergerie soumise à la guidance hasardeuse de quelque bon ou mauvais berger, ou devenir les actionnaires de leur destin ? Ils vont devoir aussi, dans le cas de certains, régler la lancinante question de leur coexistence avec leurs compatriotes appartenant à d’autres confessions ou obédiences, comme les chrétiens et les chiites. Sauf à préférer la guerre civile et le démantèlement du pays comme a fait l’islamisme au Soudan, ou risque de le faire la secte Boko Haram au Nigeria.

La phase post-révolutionnaire ne s’arrêtera pas avec l’investiture des partis qui ont gagné les premières élections. On n’est qu’au début d’une nouvelle ère qui verra s’installer une véritable vie politique qui clarifiera au fur et à mesure les idées et les choses. Au fil du temps, des expériences et des leçons tirées, de nouveaux partis vont se former, des alliances se nouer, une société civile apparaître, le corps électoral s’instruire des conséquences de son vote, et les esprits crédules se désensorceler.

Le courage qui a soulevé des centaines de milliers de personnes et la liberté de pensée et d’expression arrachée dans la foulée ne disparaîtront pas parce que des courants politiques religieux ont été portés au pouvoir. Ceux qui se sont soulevés contre la dictature et fait face à des moyens de répression impressionnants le referont le cas échéant. Ils étaient des milliers à échanger sur la Toile, ils deviendront des dizaines et des centaines de milliers. « Un clic est plus fort qu’un flic », disaient les Tunisiens pendant leur révolution. Les médias nouvellement libérés ne se laisseront pas inféoder, la jeunesse branchée n’acceptera pas d’être brimée, les femmes ne se résigneront pas à un statut minoré. Avant c’était possible, plus maintenant.

Ceux qui ont trouvé le courage de s’insurger contre le despotisme séculier trouveront celui de se soulever contre le despotisme religieux ou l’État totalitaire. Ils n’accepteront pas que le père qu’ils ont tué soit remplacé par un beau-père autoproclamé. Les médias, jaloux de leur nouvelle liberté, défendront la liberté éditoriale et le pluralisme télévisuel. Les syndicats de magistrats qui se sont investis dans la révolution exigeront et obtiendront l’indépendance de la justice. Dans l’opposition, les partis démocrates se feront connaître en harcelant le gouvernement, en mettant en avant ses contre-performances, en ne lui concédant rien qui puisse remettre en cause les acquis de la démocratie, en élaborant des propositions de lois et en démontrant à l’opinion publique qu’ils sont une alternative crédible et compétente. Petit à petit, ils trouveront le répondant nécessaire auprès de leurs concitoyens, toucheront en eux des fibres nouvelles et finiront par en attirer un certain nombre dans leurs rangs. Dans cette nouvelle vie politique libérée de la peur et de la censure, les masses s’intéresseront au débat politique, croiront en ce qu’elles verront, formeront leur jugement et se libéreront progressivement de la culture théocratique. Les intellectuels, les journalistes, les artistes et les cinéastes mettront en branle leurs capacités et leur génie pour contribuer à cette prise de conscience et à l’œuvre de rationalisation des masses. Il en sortira que la religion est une foi et la politique un art de gérer, que Dieu n’est pour rien dans les actes des hommes politiques, qu’il n’en a missionné aucun et qu’ils n’engagent qu’eux-mêmes.

Telle est la dynamique intellectuelle et politique dans laquelle vont rentrer les peuples arabes, même ceux non touchés par la révolution. Ces derniers seront très attentifs à cette nouvelle expérience qui les concerne et les engage au même titre. C’est ainsi que, progressivement, les citoyens arabes deviendront comme ceux des autres pays. Libre à eux de croire, de faire la prière et le jeûne ou de voiler leurs femmes, pourvu qu’ils respectent les règles du jeu démocratique, l’espace public, la liberté des autres, les minorités ethniques et/ou confessionnelles, les étrangers et les conventions internationales. La république est une association, un contrat social, une interactivité entre les droits et les devoirs. C’est un cadre de vie flexible, adaptable, conçu pour absorber les changements, les évolutions, le progrès et même les catastrophes de la nature ou de l’histoire. Là, les solutions ne viennent pas de la providence, mais du travail et de la contribution quotidiens de chacun à l’œuvre commune.

Les révolutions en cours ont signé le réveil de la conscience arabo-musulmane dans les proportions révélées par les élections. Les peuples qui les ont faites ne sont pas entrés en démocratie, mais dans un nouvel âge qui peut les mener à la démocratie. Ce nouvel âge commencera avec la confrontation entre les tenants de la culture théocratique et les tenants de l’État démocratique, et se confirmera avec la définition d’une vie institutionnelle qui prenne en compte les valeurs musulmanes mais aussi la diversité des croyances, des opinions politiques et des ethnies. Le nouvel âge c’est une ère, une étendue de temps durant laquelle il faudra réunir l’une après l’autre les conditions nécessaires à l’établissement d’une vie nationale pacifiée et civilisée.

Chaque expérience en cours dans le monde arabo-musulman sera une source d’inspiration, chaque expérience aboutie deviendra un précédent, chaque précédent tendra à devenir une norme, et le tout donnera aux musulmans une nouvelle conception du monde. Cette évolution mènera à la pratique d’un islam éclairé, tolérant, comme celui qu’ont connu leurs ancêtres. L’important est que le chemin soit pris, que l’on se mette dans l’axe, qu’on regarde loin devant soi, par-dessus l’épaule des despotes et des ulémas obscurantistes car il y en a eu d’éclairés comme les cheikh Ben Badis ou El-Ibrahimi en Algérie. Ce sera, à long terme, l’acquis le plus extraordinaire de ces révolutions, quand elles auront réconcilié l’homme arabe avec la modernité, la citoyenneté et le reste de l’univers.

La promesse de cet acquis est infiniment plus importante que le renversement des régimes dictatoriaux. C’est ce qu’il faut déjà comptabiliser comme gain historique.

Le nouvel âge s’imposera, le cours de l’Histoire le dicte et l’exemple de pays musulmans non arabes comme la Turquie, la Malaisie et l’Indonésie qui ont beaucoup avancé sur la voie de la modernité et de la démocratie le montre. Il résultera de la convergence de trois évolutions : celle du courant moderniste, celle du courant islamiste, et celle de la conscience populaire. Elles ont commencé il y a un siècle, surtout dans les républiques, mais elles ont été retardées et contrariées par le despotisme intéressé par l’immobilisme chez les uns et les autres.

Le courant moderniste apparu à la fin du XIXe siècle a enfourché des idéologies qui l’ont finalement éloigné de la majorité du peuple, de ses intérêts et de ses valeurs : marxisme, laïcisme (Iran des Pahlévis et Turquie de Mustapha Kémal), baassisme, libéralisme…

Ces idéologies ayant servi la cause de la libération et de la lutte contre le colonialisme ont été par la suite converties en partis uniques et en partis-alibis servant de devanture au despotisme. La république et le multipartisme n’étaient que des trompe-l’œil, ils cachaient des régimes autoritaires et prédateurs qui, allant au bout de leur logique, voulurent devenir carrément des dynasties.

L’islamisme radical, avatar violent de la culture théocratique, a capitalisé au fil du temps les déceptions et les frustrations des peuples, et fini par se présenter en alternative à l’échec des élites modernistes civiles et militaires.

Aussi, lorsque les révolutions arabes ont renversé les rapports de force au profit des peuples, ceux-ci s’empressèrent d’en remettre les bénéfices au courant islamiste dit modéré, jugeant qu’il n’a pas été partie prenante à un siècle de direction moderniste aux résultats peu probants.

Avec sa vision différente de la politique et des affaires internationales, son discours nouveau et ses nouveaux visages, il leur paraissait incarner idéalement le changement.

Aujourd’hui qu’ils sont aux responsabilités et confrontés aux réalités internes et externes, les partis islamiques sont obligés d’adopter le profil de partis de gouvernement ou disparaitre comme acteurs politiques. Les peuples, ayant recouvré leur dignité et leur liberté, reprendront confiance en eux-mêmes et s’impliqueront dans la vie politique, développant ainsi leur sens critique et leur sens des réalités.

La « majorité silencieuse », celle qui ne vote pas et qui se plaint par la suite du choix des autres, comprendra l’importance de l’urne sur sa propre vie et aura à cœur de s’investir dans la sélection des partis et des hommes qui dirigeront le pays. Chaque partie ayant accompli ces efforts, ayant réalisé ces évolutions, les forces qui animent la société finiront par converger vers des compromis et s’accepter mutuellement dans le jeu de l’alternance.

Un autre danger, plus imminent que celui de retourner au Moyen-Âge, plane sur les peuples arabes qui viennent de se libérer, celui de l’anarchie. Si l’instabilité persiste au-delà du supportable, et que les gouvernements se succèdent comme dans un rodéo où les cavaliers se relaient sur le dos d’un cheval fougueux pour être aussitôt jetés à terre, il y aura péril sur la révolution. L’ancienne dynamique économique en Tunisie et en Égypte a été cassée et ne sera pas de sitôt remplacée par une nouvelle. Il faudra pour cela beaucoup de temps. Mais si le comportement social et les mœurs subissent de brutaux changements, l’investissement local et étranger s’en ressentira, ce qui compromettra la reprise dans des secteurs comme le tourisme, et aggravera la situation. Or, tout ce qui est retenu de l’islamisme, c’est qu’il piaffe d’impatience de changer les mœurs.

Les peuples sont plus exigeants avec les nouveaux pouvoirs qu’ils ne l’étaient avec les anciens. Ces derniers ne leur devaient rien tandis que les nouveaux leur doivent tout.

La liberté de manifester ou de se mettre en grève s’étant imposée d’elle- même, les médias s’étant ouvert à tout le monde, une masse colossale de doléances a surgi, impatiente et menaçante.

Il y a une quinzaine de jours, Moncef Marzouki et le nouveau Premier ministre étaient accueillis à Kassreïne aux cris de « Dégage ! ». Ils avaient appelé quelque temps auparavant grévistes et protestataires à une « trêve de six mois » pour donner sa chance au nouveau gouvernement. Marzouki avait même agité le spectre du « suicide collectif » si l’économie ne reprenait pas rapidement et que les gens ne retournaient pas à leurs activités.

En Tunisie, on en est au troisième ou quatrième gouvernement depuis le départ de Ben Ali, alors qu’en Égypte on ne les compte plus depuis la chute de Moubarak.

En Libye, des unités de combattants ne reconnaissent pas les décisions du CNT et refusent d’exécuter ses injonctions. Elles ne veulent pas désarmer et revendiquent une participation dans les instances dirigeantes. Des affrontements ont déjà eu lieu ici et là qui ne présagent de rien de bon. Dans ce pays où il n’y avait rien d’autre que la personne de Kadhafi et son absurde livre vert, tout doit être construit ex nihilo.

Les musulmans sont en 1432 quand le calendrier universel affiche 2012. Pour comprendre leurs difficultés à s’adapter à la démocratie, il faut les ramener à l’époque où les pays d’Europe sortaient de la chrétienté pour rentrer dans les Temps modernes sous forme d’États nationaux, quelque part à l’époque de Savonarole (1452-1498) qui avait créé à Florence un État théocratique avant de finir pendu puis brûlé pour son fanatisme.

Il ne faut pas juger les peuples arabes qui viennent de se libérer par comparaison avec les pays européens, mais par comparaison avec les peuples arabes, ou autres, qui ne se sont pas soulevés contre le despotisme.

Au regard de ces derniers, ils ont fait un pas de géant pour rejoindre le troisième millénaire.
N. B.

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