El-Watan - 09.11.11 |
Entretien réalisé par Fayçal Métaoui
(…) Le diplomate attend toujours la livraison de ses bagages bloqués à l’aéroport d’Alger en raison d’une certaine bureaucratie. Il explique, dans son entretien, les projets qu’il veut faire aboutir, donne sa vision de l’évolution de l’économie algérienne, revient sur les révoltes arabes et explique la teneur stratégique des relations entre le Japon et l’Algérie. Tsukasa Kawada, 56 ans, occupait, avant d’arriver à Alger, le poste sensible de directeur général des affaires consulaires au ministère japonais des Affaires étrangères. Il a eu, entre autres, à gérer, au début de l’année 2011, l’évacuation des ressortissants japonais d’Egypte après le début du soulèvement populaire contre le régime de Hosni Moubarak. Il a occupé plusieurs postes diplomatiques en Italie, aux Philippines et en France.
El-Watan - Il y a environ cinquante ans, l’Algérie et le Japon ont établi des relations diplomatiques. Comment ces rapports ont-ils évolué au fil des ans ?
L'ambassadeur - Le Japon est l’Empire du Soleil Levant et l’Algérie se trouve dans le Maghreb. Maghreb qui signifie là où le Soleil se couche. Donc le Japon et l’Algérie sont aux deux bouts de la Terre. Ils sont éloignés. Cela explique l’absence de relations commerciales dans le Moyen-Âge. D’ailleurs, l’historien et philosophe Ibn Khaldoun n’a écrit aucun mot sur le Japon dans ses livres. Pourtant, à cette époque-là, le Japon était déjà prospère avec le régime des samouraïs qui faisait du commerce avec la Corée et la Chine.
Cela dit, la relation du Japon avec l’Algérie avait commencé avant l’indépendance du pays. De nombreux Japonais, surtout des étudiants, avaient sympathisé avec le mouvement nationaliste algérien. Le parlementaire Tokuma Utsunomiya avait fortement soutenu ce mouvement. Le FLN a ouvert son premier bureau en Extrême-Orient à Tokyo en 1958. Abderrahmane Kaouane fut le premier représentant du FLN au Japon – Abderrahmane Kaouane a publié, aux éditions Dahlab, un essai, Les débuts d’une diplomatie moderne, 1956-1962, (ndlr).
Le Japon a reconnu l’Algérie dès l’indépendance et a établi des relations diplomatiques en 1962. Le premier ambassadeur d’Algérie à Tokyo fut Abdelmalek Benhabylès (nommé en 1964, ndlr). Vous avez donc envoyé une personnalité importante au Japon – Benhabylès a été responsable des affaires extérieures au sein du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), (ndlr). Nos relations s’étaient développées depuis. Jusqu’à la guerre civile des années 1990, la communauté japonaise était assez importante en Algérie avec 3200 personnes. Il y avait même une école japonaise. Malheureusement, la plupart des Japonais ont quitté l’Algérie avec le début des violences. Ces dernières années, un mouvement de retour est constaté. Actuellement, on compte 600 Japonais en Algérie et une vingtaine d’entreprises avec bureaux à Alger.
- Il reste que le volume des échanges est toujours faible entre les deux pays…
Vers l’Algérie, le Japon exporte l’équivalent de 600 millions d’euros annuellement ; il importe d’Algérie pour 200 millions d’euros de gaz. Il existe toujours des possibilités à exploiter dans ce domaine. Le plus grand projet que les entreprises japonaises exécutent est celui de l’autoroute Est-Ouest (le consortium Cojaal, ndlr). Elles ont des problèmes liés aux retards de paiement. C’est compliqué pour les entreprises privées : si le paiement n’est pas fait, elles vont être déficitaires. Des discussions sont en cours. Je suis sûr qu’elles vont être payées. Une solution sera trouvée à ce problème.
- Dans sa coopération, le Japon semble insister sur les volets techniques…
Après la visite du président Bouteflika au Japon (en 2008, ndlr), il a été convenu de développer notre coopération technique dans les domaines de la gestion des catastrophes naturelles et de l’environnement. En 2003, après le tremblement de terre de Boumerdès, des secouristes japonais sont venus apporter leur contribution. Le gouvernement algérien nous a donné gracieusement une assistance de 10 millions de dollars après la catastrophe de Fukushima, en mars 2011. Je profite de l’occasion pour remercier, au nom du gouvernement japonais, le peuple algérien pour sa solidarité. Au niveau politique, Seiji Maehara, ministre des Affaires étrangères, a visité l’Algérie en décembre 2010 (la première d’un chef de diplomatie japonais en Algérie, ndlr). M. Maehara est actuellement président du Comité de la recherche politique (Policy Research Committee) au sein du Parti démocrate – l’actuel ministre des Affaires étrangères, depuis septembre 2011, est Koïchiro Gemba, ndlr. C’est un poste important puisqu’il définit la politique du gouvernement. A Alger, M. Maehara a indiqué, dans ses discussions avec son homologue algérien Mourad Medelci, que le Japon est prêt à développer la coopération pour diversifier l’industrie algérienne. Celle-ci est trop concentrée sur les hydrocarbures. Nous sommes d’accord pour entamer les négociations autour d’un traité sur les investissements. Cela pourrait contribuer à la présence plus importante d’investisseurs japonais en Algérie. Une première réunion s’est tenue, début octobre 2011, juste avant mon arrivée à Alger. On s’est mis d’accord aussi pour réactiver la commission économique mixte incluant les secteurs public et privé. Cette commission ne s’est malheureusement pas réunie ces dernières années, en raison de problèmes liés à sa composition. Nous avons l’intention de recomposer la commission et la faire redémarrer.
Nous avons signé un mémorandum pour commencer la consultation politique à haut niveau. J’espère que nous tiendrons les premières réunions au début de l’année prochaine. Mon mandat est de suivre les résultats de la visite de M. Maehara.
- Le Japon est-il disposé à aider l’Algérie dans le secteur de l’énergie solaire ?
Il y a beaucoup de soleil en Algérie ! En plus du pétrole et du gaz. Un projet intéressant, à mon avis, est développé actuellement pour la production de silicium (silicon) à partir du sable du Sahara. Précieux et cher, le silicium sert à fabriquer des piles solaires. Actuellement, l’université de Tokyo travaille avec l’université d’Oran pour développer cette technologie de pointe. C’est un bon exemple de la coopération entre nos deux pays pour le futur. Il est important d’améliorer les moyens de transport de l’électricité de l’Algérie vers l’étranger, peut-être jusqu’au Japon. J’espère que cela sera possible. Actuellement, on développe des lignes spéciales qui ne perdent pas l’électricité. Une partie de l’énergie est perdue lors du transport. Il reste que ce genre d’opération est coûteux. (…) La coopération dans le domaine des hydrocarbures a diminué par rapport aux années 1970. Mais, la Japan Engineering Company (JEC) est toujours présente en Algérie ; elle a conclu des contrats pour une cinquantaine de projets dans le domaine des hydrocarbures avec Sonatrach.
- Le Japon manque-t-il d’agressivité en Algérie ou c’est la façon de travailler des autorités algériennes qui éloigne les entreprises japonaises ?
J’ai parlé avec des représentants des entreprises japonaises ; ils m’ont dit que l’Algérie est le marché le plus difficile au monde. Peut être que le premier est celui de la Corée du Nord ! C’est un peu trop dire, mais l’environnement de l’investissement est difficile. Tout le monde parle de la loi 49/51 sur l’investissement. La libéralisation de l’économie est toujours délicate ; c’est lié à des considérations internes. Au Japon, on discute beaucoup de la libéralisation de l’économie. Les agriculteurs sont toujours méfiants par rapport à cette question. Ils sont hostiles au marché libre que nous discutons avec les États-Unis. Je ne parle pas de la libéralisation de l’économie algérienne, mais j’ai envie de dire quelque chose sur la bureaucratie, on est critiqué pour ce fléau au Japon, mais j’ai l’impression que c’est un peu trop en Algérie. Je suis arrivé ici il y a un mois et je n’ai pas encore pu récupérer mes bagages à l’aéroport ! On a exigé de moi la carte diplomatique, une sorte de carte de séjour. Il a fallu trois semaines pour l’obtenir. Je n’ai pas compris pourquoi on me demande cette carte puisque j’ai déjà le passeport et le visa diplomatiques. Ensuite, on m’a dit de passer par les procédures de dédouanement. J’ai présenté le dossier à la douane il y a une semaine, et je n’ai pas encore mes bagages. Mon épouse commence à se plaindre, car elle n’a pas ses habits d’hiver ! Un homme d’affaires m’a informé qu’il faut 42 jours pour obtenir le visa algérien. (…) Il faut simplifier les procédures administratives, cela se répercutera positivement sur l’économie.
- Pourtant, les Chinois arrivent facilement à avoir des marchés en Algérie, pas les Japonais…
Je ne sais pas comment ils font ! Les Japonais ne sont pas mercantilistes. Il est vrai que l’économie japonaise est capitaliste, mais l’argent n’est pas tout. Les chefs d’entreprises japonaises me disent que le but des opérations qu’ils mènent n’est pas de gagner de l’argent seulement, mais de coopérer à la prospérité de la société. Cet esprit a beaucoup contribué à améliorer le niveau de vie au Japon. En Algérie, la JEC a perdu beaucoup d’argent lors de son installation. Mais ses responsables ont pensé au long terme. Ici, les entreprises japonaises veulent prendre part à l’amélioration du confort du peuple et de la société algérienne. Donc il y a une différence d’attitude entre les Japonais et les autres partenaires.
- Quels sont les domaines d’investissement qui vous intéressent actuellement ?
Les hydrocarbures encore. Dans votre pays, la diversification de l’industrie est importante. Contrairement au Japon, l’Algérie a des ressources. En raison de cela, les deux économies peuvent être complémentaires. En plus de l’industrie, il y a l’agriculture. Le niveau d’autosuffisance alimentaire est bas en Algérie, bien que le pays possède beaucoup de terres agricoles. Il existe des possibilités de coopération entre les deux pays dans ce domaine. Avant de venir ici, un ami, qui est vice-président la Société des produits maritimes, m’a dit qu’il importait des quantités de poissons du Maroc et de Tunisie, mais pas d’Algérie. C’est étrange. L’Algérie a une longue façade maritime mais n’arrive pas encore à bien exploiter ses ressources halieutiques. Il en est de même pour le tourisme. J’ai vu les belles ruines romaines de Tipasa. C’est magnifique. Mais, il n’y a pas beaucoup de touristes étrangers.
- Pourquoi les touristes japonais ne viennent-ils pas en Algérie ? Manque de promotion ? Sécurité ?
En plus des aspects sécuritaires, au Japon, il n’existe pas d’informations sur le tourisme en Algérie, pas d’agences qui organisent des voyages de groupe vers l’Algérie. Il existe des difficultés pour obtenir les visas et pour la location d’hôtels. Les procédures administratives sont compliquées.
- Ne faudrait-il pas ouvrir une ligne aérienne directe entre Alger et Tokyo puisque Alger-Pékin existe déjà ?
A mon avis, il appartient à Air Algérie d’ouvrir une ligne directe vers le Japon. Il serait compliqué pour Japan Airlines de le faire. Avec l’existence d’une liaison Alger-Tokyo, les touristes japonais viendront en nombre. Par exemple, Egypt Air assure trois ou quatre lignes directes entre Le Caire et Tokyo par semaine. Ces vols sont très utilisés par les Japonais. Si une ligne directe est importante, il faut aussi améliorer les conditions d’accueil.
- A partir du Japon, comment percevez-vous l’évolution des révoltes populaires dans le Monde arabe, des révoltes qui ont réussi à détruire trois dictatures ?
Il est naturel que les peuples se soulèvent pour avoir plus de libertés politiques et économiques. Aucun régime ne peut réprimer éternellement son peuple. Nous n’avons pas prévu cette accélération des événements. Les Algériens ont combattu pour leur indépendance et lutté contre le terrorisme. Ils discutent actuellement des réformes politiques et économiques. Aux Algériens, seuls, de trouver le bon chemin. Chaque pays adopte la démocratie et la liberté économique à sa mesure. Il faut éviter les changements brusques. (…) Il y a 150 ans, le Japon a ouvert la porte aux pays étrangers en abolissant la politique d’isolation qui était pratiquée pendant 300 ans. A l’ouverture, faite sous la pression des Américains et des Européens, nous avons senti un certain «choc» des civilisations. Le peuple japonais s’est divisé en deux camps : les pour et les contre l’ouverture. Une bataille s’est engagée entre les deux camps. Les partisans de l’ouverture ont gagné. Pour atténuer le choc, nous avons adapté l’âme japonaise, la culture japonaise, à la technologie européenne. (…)
Je viens de lire le roman de Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit, dans lequel l’auteur exprime une sorte de contradiction, d’ambivalence, qu’éprouvent les Algériens par rapport à la culture traditionnelle et la culture occidentale. A mon sens, il y a une certaine similarité dans nos mentalités. Nous partageons presque la même chose. Actuellement, les cultures européenne et américaine dominent le monde ; les autres sont mises à l’écart. (…)
Au Japon, l’écrivain Yukio Mishima – auteur, entre autres, de Confessions d’un masque et Le Soleil et l’acier, (ndlr) – a mieux exprimé cette confrontation entre la civilisation japonaise et la civilisation américaine. Cela dit, je n’aime pas utiliser le terme «choc» des civilisations ; c’est un terme qui crée davantage de problèmes.
- Comment vivez-vous la crise économique en Europe ? Avez-vous des craintes au Japon ?
Même si elle fait face à des problèmes, l’économie japonaise est relativement stable. La valeur du yen a commencé à augmenter. Auparavant, l’euro coûtait 160 yens, aujourd’hui l’euro est échangé contre 100 yens. En raison de cela, la structure des exportations du Japon se porte mal. Les Européens, à mon avis, pourront surmonter cette crise financière, d’une manière ou d’une autre, dans quelques années. Globalement, l’économie mondiale connaît une baisse. Il n’est plus possible d’avoir les fortes croissances du passé comme ce fut le cas en Chine ou au Brésil. Les répercussions seront ressenties par tous les pays. L’Algérie, qui a des ressources, est en bonne position. Elle peut profiter de la situation actuelle en diversifiant l’économie et en sortant de la dépendance des hydrocarbures. L’économie est encore influencée par les fluctuations des cours pétroliers.