L'effet dominos

Le représentant de la Russie à l'ONU, Vitali Tchourkine, a déclaré, aujourd'hui, que son pays refusait toujours de reconnaître l'indépendance du Kosovo, tout en rappelant que Moscou avait également prévenu la communauté internationale que l'indépendance du Kosovo provoquerait immanquablement un scénario semblable dans le Caucase.

S'il est vrai qu'une trentaine de pays ont reconnu l'indépendance du Kosovo, il est aussi établi néanmoins que des pays comme la Chine, l'Inde, l'Espagne, la Slovaquie, la Russie et de nombreux autres encore estiment que la proclamation unilatérale de l'indépendance constitue une violation du droit international susceptible d'ouvrir la voie à une interminable série d’émiettements d'Etats. En effet, c’est bien à cause des revendications des pays basques que l’Espagne avait refusé de s’associer à l’U.E. à propos du Kosovo. Et la France, que secouent périodiquement les attentats de Corse est elle aussi visée par les manifestations indépendantistes de cette région. La Chine, de son côté, n’est pas épargnée non plus par les agitations tibétaines qui vont dans le même sens et que nourrit inconsidérément la propagande occidentale. Enfin, l’Inde, que le problème du Cachemire continue d’agacer, est également logée à la même enseigne, comme tant d’autres pays de par le monde.

A terme, ce dernier s’achemine inévitablement vers un éclatement de ses Etats, tout simplement parce que les grandes puissances donnent toujours le mauvais exemple en bafouant elles-mêmes les règles élémentaires du droit international. Elles sont donc aujourd'hui bien malvenues de protester contre la décision de Moscou.

Bernard Kouchner, toujours aussi proche des thèses atlantistes, a averti aujourd'hui que des sanctions envisagées contre Moscou pourront être décidées à la conférence des 27 de l'U.E. prévue pour lundi. Selon lui, "bien d'autres moyens" peuvent être mobilisés contre la Russie, sans toutefois préciser lesquels ni dans quels domaines.

Flétrissant une telle attitude, son collège russe, Lavrov, a considéré ces déclarations comme émanant d'une "imagination maladive".

L'on se pose, en effet, la question de savoir quels peuvent être les sanctions ou les moyens pouvant être mis en oeuvre pour contrer Moscou, sachant pertinemment que les intérêts économiques sont aujourd'hui imbriqués des deux côtés et qu'ils n'ont rien de comparable à ceux de l'époque de la guerre froide. Nombre d'investisseurs occidentaux détiennent de considérables intérêts en Russie, de même que les Russes en Europe et même aux USA.

La Russie d'aujourd'hui n'a rien de ressemblant, aussi, avec la Russie d'Elstine où quelques bandits sans foi ni loi s'étaient effrontément accaparés du pouvoir économique et disposaient d'une grande marge de manoeuvre sur le pouvoir politique. D'ailleurs, ce n'est certainement pas des paroles jetées en l'air par Medvedev qui a osé en quelque sorte défier l'OTAN, hier, au micro d'El-Jazeera, en prévenant que son pays réagirait "militairement" si l'OTAN s'avisait de déployer des missiles à proximité de ses frontières.

La fermeté, enfin, du langage de Moscou donnera sans nul doute à réfléchir aux nombreux boutefeux qui s'activent à mettre le feu aux poudres au sein de l'OTAN.

Quand on n'a pas les moyens de sa politique, on se tait. C'est la réponse du berger à la bergère, que l'apprenti diplomate Kouchner aurait dû ruminer vingt fois dans sa bouche avant de claironner ses rodomontades.

D'abord, l'U.E. est loin d'envisager toute sanction à l'égard de la Russie, parce qu'elle n'est tout simplement pas en position de force dans cette direction-là. Ensuite, comme l'a si clairement exprimé le gouvernement de Moscou, libre à l'U.E. de prendre toutes les sanctions qu'elle voudra, rira bien qui rira le dernier, lui a-t-il ajouté en filigrane.

En vérité, ainsi que l'a précisé, hier, Poutine sur la chaîne américaine, CNN : "Le fait est que des citoyens américains se trouvaient dans la zone de conflit pendant les hostilités. Il devrait être admis qu'ils étaient là après avoir reçu des ordres de leurs supérieurs (...). Et le seul qui peut donner de tels ordres, c'est leur dirigeant", il est clair que les USA sont les inspirateurs de l'agression géorgienne. Pire, Bush et sa bande de mafieux l'ont initiée à seule fin de s'en servir pour faire avancer McCain, le candidat républicain dans les sondages. N'est-ce pas là une bassesse indigne d'une superpuissance de faire couler le sang des autres pour gagner une bataille électorale intérieure ?

Enfin, comme l'écrit Le Monde diplomatique de ce mois, les USA ne peuvent accepter qu'un autre pays dans le monde leur fasse de l'ombre et moins encore menacent leur leadership. Cela s'appelle, bien sûr, l'arrogance, la même qu'Hitler a montré quand il cultivait l'ambition de régner en maître du monde.

Face aux intimidations, aux menaces et aux pressions diverses exercées sur Moscou, pour le contraindre à revenir sur sa décision de reconnaître les nouveaux Etats d'Abkhazie et d'Ossétie du sud, Medvedev a réaffirmé, aujourd'hui, que la décision prise par son pays est irrévocable.

"Quoi qu'il arrive et quoi qu'on en dise, la vérité est de notre côté. Nous nous conduisons de manière absolument morale et conforme au droit international en vigueur", a renchéri, de son côté, le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, sur la chaîne Vesti-24.

Le président Medvedev s'est montré encore plus tranchant à l'égard des Etats-Unis dont il refuse le leadership : "La Russie ne peut pas accepter un système mondial où toutes les décisions sont prises par un seul pays, même aussi important que les Etats-Unis. Un tel monde est instable et porteur de menaces de conflits".

A la veille du sommet européen où deux camps devront théoriquement s'affronter, les ex pays satellites de Moscou et la Suède, de tendance dure d'un côté ; et la France, l'Allemagne, le bénélux et l'Italie, de tendance modérée de l'autre, Medvedev brandit ses propres menaces à l'égard de tout pays hostile, quand bien même ces menaces seraient-elles "contreproductives" pour son pays. Sans préciser lesquelles, l'on suppose, à première vue qu'il s'agirait principalement de la fourniture de gaz dont la suspension risquerait de gêner considérablement l'Europe à l'approche de l'hiver.

Par une telle fermeté dans son propos, il est clair que Moscou, qui a cessé d'être le jouet qu'il fut du temps d'Elstine, entend désormais reconquérir toute la place et le rôle mondial qui étaient naguère les siens.

"Tant que le retrait des troupes sur leurs positions antérieures au 7 août n'aura pas été réalisé, les réunions en vue de la négociation de l'accord de partenariat sont reportées", telle est la résolution essentielle vers laquelle a abouti la conférence des 27 pays de l'U.E., aujourd'hui.

Ce partenariat stratégique russo-européen devait donner lieu, en principe, à une réunion ce 15 septembre, pour intensifier les liens économiques et particulièrement énergétiques entre les parties.

Sur la pression des Etats de la tendance dite dure, il a été aussi décidé qu'une délégation se rendrait à Moscou le 8 prochain à l'effet de demander à Moscou de hâter l'évacuation de ses troupes de la Géorgie. Faute d'une réponse favorable, l'U.E. s'entend pour bloquer la négociation en question jusqu'au 14 novembre, date à laquelle une rencontre au U.E.-Russie est programmée.

En tout cas, l'éventualité de bloquer toute relation avec la Russie a été rejetée à cette conférence, où l'on a davantage cherché à calmer le jeu plutôt qu'à l'envenimer, l'Europe ayant besoin de la Russie et réciproquement.

Enfin, les Européens se sont accordés à apporter à la Géorgie l'aide économique et humanitaire qu'elle attend de l'Europe.

"En ce qui concerne les conclusions sur les résultats du sommet de l'UE, l'intention de suspendre les négociations sur un nouvel accord de partenariat suscite un regret, même si ces deux dernières années Moscou est habitué aux obstacles artificiels" réplique Moscou par la voie d'un communiqué de son ministère des Affaires étrangères.

Il est vrai que ces négociations, qui avaient été bloquées durant de longs mois, ont repris en juillet dernier avant d'achopper une nouvelle fois sous l'embargo imposé par les Russes aux produits agricoles polonais. Varsovie, naviguant à courte vue, ne semblait pas peser à leur juste valeur les conséquences de l'installation chez elle du bouclier antimissile américain principalement dirigé contre Moscou. Elle voulait le beurre et l'argent du beurre en même temps, ce qui en dit long sur la haine qu'elle entretient contre les Russes. Mais, c'était surtout dans le domaine énergétique qu'on attendait davantage de résultats des négociations menées entre l'U.E. et la Russie.

L'ambassadeur russe auprès de l'U.E. estime, lui, que : "Il s'agit d'une auto-punition pour l'Union européenne, parce qu'elle ne renforce pas la crédibilité de l'UE en tant que partenaire", avant d'ajouter : "Nous n'allons pas dramatiser. Nous n'avons pas besoin de ces négociations et de ce nouveau traité (de partenariat) que l'UE".

Le chantage par lequel l'U.E. avait cru tenir Moscou se révèle donc sans effet, et il risque même, tel un boomerang, de se retourner contre l'U.E. et ses initiateurs, en particulier.

Au terme de la visite à Moscou de Nicolas Sarkozy, président provisoire de l'U.E., accompagné de Barrozo et Solana, commissaires européens, des éléments nouveaux ont été rendus publics, dans le cadre de la crise géorgienne :

a) La Russie s'engage à quitter le territoire de la Géorgie, les républiques de l'Abkhazie et de l'Ossétie du sud exceptées, dans un délai d'un mois ;

b) Une force d'interposition internationale, principalement formée par l'OSCE, remplacera les troupes russes aux abords des provinces élevées au rang d'Etats indépendants. Elle assurera donc la sécurité de ces dernières, en empêchant toute pénétration des troupes géorgiennes dans ces nouveaux Etats indépendants.

c) La Russie conservera une présence militaire dans les nouvelles républiques, aussi longtemps que l'exigera leur sécurisation. Des contingents de 3800 hommes dans chacune sont prévus à cet effet.

d) Ne cédant rien dans le sens des attentes de l'U.E., Moscou confirme sa reconnaissances des deux nouvelles républiques et entame, aujourd'hui même, les opérations diplomatiques nécessaires avec les deux capitales pour l'échange d'ambassadeurs.

Enfin, il est quasiment improbable que Tbilissi rejoigne l'OTAN ou l'U.E. dans un proche avenir, l'U.E. étant enfin convaincue qu'un tel acte compromettrait définitivement ses relations avec Moscou.

Une erreur d'interprétation des textes négociés à Moscou par Sarkozy et ses collègues de l'U.E. est sans doute à l'origine d'un gros désappointement qui marque pour l'avenir les relations russo-européennes. Les visiteurs avaient cru comprendre que le déploiement des 200 observateurs de l'U.E. toucherait à la fois les provinces sécessionnistes et les zones occupées par l'armée russe. Or, pour Moscou, qui entend non seulement conserver durablement ses positions dans ces provinces mais y ouvrir des bases, il ne saurait être toléré que la présence d'observateurs mandatés par l'ONU ou l'OSCE dans les nouvelles républiques sécessionnistes. Xavier Solana a, du reste, confirmé que ce point n'a pas été discuté à Moscou.

Du coup, Sarkozy, qui avait cru avoir réussi à infléchir la position russe sur cette question particulière, est obligé, aujourd'hui, de déchanter. Il n'aura obtenu finalement que l'engagement des Russes à quitter, dans un mois, leurs positions géorgiennes hors des frontières des provinces devenues indépendantes. En d'autres termes, Moscou n'a fait que réitérer son intention de quitter ces mêmes positions, cette fois dans un délai non de quelques jours comme le stipulait le premier accord mais de quelques semaines.

La résolution de la crise est donc loin de connaître son épilogue, même si Moscou se résout à respecter l'engagement donné, d'ici au 10 octobre prochain.