Postée à l’entrée du refuge, la sentinelle, à moitié endormie et quasiment terrifiée, se ressaisit, donna instantanément l’alerte, sans même prendre soin de vérifier au préalable la présumée présence suspecte aux alentours. Vingt mètres plus haut, au sommet de la colline surplombant le versant, son camarade, également de garde, accroupi dans une anfractuosité du rocher dressé en forme de menhir, venait, en effet, d’agiter brièvement la ficelle au bout de laquelle une petite boite métallique vide a tinté légèrement contre des cailloux. C’était le signal convenu en cas de danger.
Réveillés en sursaut, le lieutenant Amar et les 6 hommes de son groupe ne se posèrent dès lors aucune question. Ils abandonnèrent aussitôt leur couche sommaire dans cet étroit abri souterrain et sans lumière, où, le ventre creux, ils s’étaient précipitamment entassés comme des harengs au milieu de la nuit. Avec mille précautions, et toujours dans le noir, ils s’emparèrent de leurs armes, en vérifièrent l’état, avant d’aller en hâte se disperser dans les environs, cherchant à tâtons et en silence, chacun de leur côté, une position de combat favorable. Ayant pourtant fini, au bout d’un long moment d’observation, par se rendre compte que la fausse alerte avait pu être probablement déclenchée par un sanglier, un porc-épic ou un chacal rôdant dans les parages, le chef de la Région III, peu rassuré et ayant perdu à présent le sommeil, décida quand même de lever le camp.
Déjà repérés la veille, à la mi-journée, par un coucou de type Piper Club volant loin mais à basse altitude, tandis qu’ils traversaient imprudemment un champ dénudé, Amar et ses hommes avaient été rageusement pilonnés au napalm, tout l’après-midi, par des avions de chasse et ne durent leur salut qu’au terrain fortement accidenté et quelque peu protégé des frappes aériennes vers lequel ils avaient vite reflué, au fond de la vallée. Se sachant localisés néanmoins, dès la nuit tombante, ils résolurent de quitter les lieux pour rejoindre ce lointain refuge, plus sûr et surtout inconnu des villages proches, au terme de cinq longues heures de marche forcée dans le noir, à travers les djebels escarpés.
Cela se passait à l’automne 1959, en Kabylie, au moment fort de la guerre d’Algérie et au beau milieu des grandes et fort sanglantes opérations militaires engagées par le général Challe, commandant en chef des forces stationnées en Algérie. Et ces hommes ainsi canardés étaient du nombre de ces fameux fellaghas qui, à mains nues et en guenilles, continuaient de braver courageusement les assauts de la puissante armée française, première armée d’Europe à l’époque, qui avait méthodiquement quadrillé l’ensemble du territoire algérien et, avec un soin tout particulier, cette misérable et austère région montagneuse d’accès toujours difficile.
Mettant à profit la nuit encore noire d’encre, donc peu propice à l’intervention de l’aviation, Amar, le regard vif et l’esprit tranchant, donna sans tarder l’ordre de quitter les lieux, en dépit de la fatigue, de la faim et de la soif qui avaient rongé copieusement son équipe. Au fond de lui-même, en vérité, l’officier se sentait plutôt rassuré, la zone bombardée se situant sur un versant bien éloigné, à une bonne dizaine de kilomètres de là, à vol d’oiseau.
Après une courte reconnaissance des abords immédiats, le groupe se mit en branle en file indienne, l’arme au poing, le sac au dos assujetti à la ceinture. Pour le chef, l’objectif était de changer totalement de secteur, en marchant plus vite au lever du jour. Il projetait d’atteindre avant midi la région III limitrophe, apparemment plus calme, où lui et ses hommes pourraient se sustenter à souhait et surtout se reposer l’espace d’une ou de deux journées.
En chemin, pour calmer un tant soit peu leur estomac vide, ils cueillirent, dès les premières lueurs de l’aube, quelques olives encore vertes et amères et s’en contentèrent. Il n’était pas question pour tous de risquer leur vie inutilement, en se mettant en quête de nourriture dans les villages voisins contrôlés par l’ennemi. Cahin-caha, ils grimpèrent ensuite péniblement le prochain raidillon qui n’en finissait pas et où leur présence pouvait être facilement et dangereusement détectée à la jumelle, à partir du versant opposé.
Parvenus enfin au sommet de la pénultième crête les séparant du secteur où ils se rendaient, le groupe s’accorda une petite halte pour souffler. L’on s’égaya aussitôt à travers champs à la recherche des herbes comestibles et de quelques rares figues sèches traînant encore sur le sol. Ils se partagèrent par quartiers les trois seules figues trouvées, que les fourmis avaient déjà envahies, après que le vent les eut balayées loin de l’arbre, mais ne réussirent à détecter aucune herbe en cette morte saison.
La pause fut encore vite abrégée, le lieutenant Amar jugeant urgent, pour le salut de ses hommes, de joindre un abri sûr au plus vite et avant le retour toujours possible de l’aviation ennemie. Bien que la faim, conjuguée à la fatigue et au manque de sommeil, eût bientôt raison des derniers signes de résistance de chacun, l’officier ne put se résigner à l’abandon. Ses hommes représentaient à présent beaucoup plus que ses anciens élèves, lui l’ancien normalien, instituteur de profession. Il y allait de leur propre vie ainsi que de la sienne qu’il fallait épargner à tout prix. À quarante-trois ans et aîné de tout le peloton, il se sentait en devoir d’afficher encore une résistance exemplaire, réprimant sa faim et son épuisement par sa seule volonté. Et là, l’adjudant Salah, le seul sous-officier du groupe, en tirait exemple pour lui-même. Aussi, celui-ci n’hésita-t-il, d’un simple regard donné à la cantonade, à convaincre les plus réticents de se remettre en marche, leur promettant un bon repas et un repos compensateur à l’arrivée.
Amar, comme il le faisait souvent pour stimuler ses hommes, en assurant sans complexe ses propres tours de garde nocturne, se plaça alors en tête de la file dévalant prestement le coteau. Sans bruit, l’œil attentif et l’oreille aux aguets, ses compagnons suivaient derrière à intervalle régulier. Balle au canon comme il sied en pareille circonstance, ils progressaient certes vite mais sans précipitation et avec une grande prudence, à travers ces oliveraies abandonnées, où chaque arbre, chaque oléastre ou lentisque, chaque touffe d’herbe enfin ou simplement chaque cavité naturelle pouvait dissimuler un soldat ennemi capable, d’une seule rafale de fusil mitrailleur ou simplement de mitraillette, d'abattre tout le groupe à la fois. Ils n’avaient, eux, rien d’autre que leurs armes individuelles constituées pour la plupart de fusils de chasse et leurs maigres munitions, récupérées le plus souvent au combat, et leur sac de couchage contenant quelques articles de toilette, une couverture et du linge de rechange. Ils ne disposaient d’aucune arme lourde, d’aucun autre instrument de guerre sophistiqué ni moins encore d’équipement radio. Et ces armes individuelles disparates pouvaient les lâcher à tout moment, faute d’entretien et de pièces de rechange.
La descente était certes reposante à dévaler, mais déjà, au détour de la sente étroite marquant l’approche de la rivière quasiment asséchée et coulant sans bruit au fond de la vallée, l’on commençait à redouter la montée exténuante qu’il fallait encore gravir avant d’atteindre la dernière crête, objectif à atteindre.
Amar, toujours en tête et un peu perdu dans ses lointaines pensées lui rappelant sa famille nombreuse qu’il n’avait pas revue depuis son entrée au maquis trois années plus tôt, s’oublia presque en déboulant subitement sur le fil de l’eau. Il s’arrêta net, pétrifié de découvrir, face à lui de l’autre côté de la rivière, un capitaine français, portant un béret alpin, s’apprêtant au même instant que lui-même à poser en sens inverse son premier pas dans l’eau. La surprise complète pour les deux officiers ennemis était si inattendue, si bouleversante et si stupéfiante enfin qu’ils durent alors se croire transportés dans une scène du célèbre film Ok Korall. Leur sidération fut telle en tout cas qu’ils se figèrent spontanément, durant de longues secondes interminables, dans cette attitude de paralysie qui les glaça. D’un côté comme de l’autre, les hommes qui suivaient s’arrêtèrent net, soudain perclus à la vue d’une scène surréaliste. Dans les deux camps, chacun mesura vite les risques d’ouvrir le feu et s’en abstint.
Le bref moment de surprise passé, l’instinct de conservation finit donc par triompher de part et d'autre, puisque, de concert tacite et instantané avec son vis-à-vis, Amar retira doucement son doigt de la détente de sa mitraillette. Il leva le bras, les yeux toujours rivés sur son ennemi, et fit signe à ses hommes de reculer lentement et de remonter calmement la pente qu’ils venaient de descendre. De son côté, l’officier français fit exactement le même mouvement avec ses troupiers de sorte que les deux détachements revinrent sur leurs pas, escaladant en silence chacun de leur côté leur raidillon respectif. Aucun coup de feu n’a été tiré d'un côté comme de l'autre, même plus tard, et, de plus, aucun renfort français ni aucun avion n’a été appelé à la rescousse. Sous le coup d’une aussi forte émotion, Amar et son groupe retrouvèrent toutes leurs forces et en profitèrent pour changer complètement de direction.
Il faut dire aussi que l’espace exigu des lieux ne se prêtait guère à un combat même au corps à corps, malgré le gros avantage certain dont disposait la troupe française, mieux armée, plus nombreuse, plus vigoureuse et surtout plus dispose.
Enfin, Amar, car l’anecdote est quasiment authentique, s’est sorti de la guerre avec le grade de capitaine et sans la moindre blessure. Devenu député à la première législative algérienne, il ne tarda pas à se désintéresser totalement de la politique pour réintégrer sa place à l’enseignement jusqu’à sa sortie en retraite. Suite à une longue maladie, il a perdu la vie en 1991, quasiment à la même époque que l’adjudant Salah et leurs rares camarades sortis indemnes du conflit. L’on ne sait, en revanche, rien du sort du capitaine français et de ses hommes.