Ce soir du 19 mars 1962, vers 20 h 15, les radios avaient à peine fini d'égrener les termes essentiels des Accords d'Evian, que tout le quartier du Champ-de-Manoeuvres, à Alger, s'est immédiatement embrasé.
D'abord, un bruit assourdissant de casseroles a, en un instant, envahi l'atmosphère nocturne. Sur ces dernières, servant de tambourins, et disséminées sur les balcons environnants, tintaient avec violence les trois notes habituelles à l'époque, "Algérie française". Mais il y avait aussi, les couvrant à peine, des sifflements stridents, des criaillements indistincts, des injures précises à l'adresse du président de Gaulle. Ensuite, ce bourdonnement confus a été, un temps, rapidement couvert par le crépitement des premières balles tirées, à partir de ces mêmes balcons, sur les tentes des soldats campés dans les jardins des Groupes laïques (situés aux abords de la salle Harcha d'aujourd'hui), où j'avais l'infortune de résider depuis quelques mois. Les rafales de mitraillette et de fusil mitrailleur, les explosions de grenades ont mis un terme aux notes discordantes et carnavalesques des casseroles.
Des plaintes, des cris, des sommations fusèrent alors entre les protagonistes. D'un côté, c'étaient les pieds-noirs, juchés principalement à l'abri des acrotères sur les terrasses environnantes, qui tiraient à l'aveuglette sur le campement militaire, où toutes les lumières étaient éteintes. De l'autre, les soldats, en position bien couverte derrière de hauts murs d'enceinte, avaient fini, après mille atermoiements de leurs supérieurs, par recevoir l'ordre de répliquer à volonté sur les tireurs.
Pour nous les civils (dans le groupe, j'étais le seul algérien de souche), qui occupions quelques petites chambres au premier étage du bâtiment central abritant la piscine, une certaine panique communicative s'était si bien emparée de quelques-uns que nous nous sommes rassemblés et allongés tous ensemble et à plat ventre tout le long du couloir central. Certains, fortement secoués par des tremblements, se perdaient dans leurs prières chrétiennes ou hébraïques, d'autres se contentaient d'étreindre leur tête pour la protéger des balles perdues, en marmonnant des cris d'effroi.
Mon voisin immédiat, un Juif, étudiant en médecine, gros patapouf, s'étouffa, lui, et durant de longs moments, à grommeler des choses presque inaudibles, telles que : "Mon Dieu, si je savais, j'aurais pris l'avion sur Toulouse avec ma mère", ou me demandant encore : "Tu es vraiment sûr que les balles ne vont pas traverser ces murs de briques ?"
C'était seulement vers 23 heures, les munitions étant sans doute épuisées, que les échanges de tirs se sont progressivement éteints, nous permettant enfin, mais toujours dans le noir, de rentrer nous coucher sur des lits retirés de leur sommier et posés à même le sol.
Pour ma part, déjà fort habitué aux crépitements d'armes automatiques et même aux canonnades, je pus m'endormir aussitôt, oubliant d'ailleurs d'inscrire d'une pierre blanche cette date mémorable du 19 mars 1962 qui signifiait pour nous la libération enfin d'un colonialisme vieux de 130 ans.