L'étrange fait divers suivant, dont la narration ne peut être tronquée sans porter atteinte à son contenu, méritait une reprise complète à partir du journal qui l'a publié, Libération du 28.12.07. C'est pourquoi j'ai préféré le copier en entier. Le voici :
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Les sept pêchés capitaux : la gourmandise - Par goût des femmes
C’est l’histoire d’un ogre fou, d’un Japonais tout petit et fluet taraudé depuis l’âge de 7 ans par l’idée de manger une femme et qui l’a fait.
Le 13 juin 1981, un beau samedi de printemps, un couple se prélasse au soleil dans un pré du bois de Boulogne. Un petit homme asiatique traîne un chariot de supermarché qui lui échappe dans le sentier en pente. Une valise en carton bouilli dégringole et laisse filtrer un liquide rougeâtre. Les amoureux apostrophent le porteur : «Elles sont à vous ces valises ?» Le type bafouille des excuses et puis s’en va. A l’intérieur des bagages abandonnés, la brigade criminelle appelée sur les lieux découvre «des morceaux de cadavre». Du jamais-vu pour l’enquêteur Jacques Poinas : «On trouve parfois des corps sans la tête ou sans les mains pour empêcher l’identification. Mais là, non, il manquait de la chair prélevée sur différentes parties, sur le visage, la poitrine, les cuisses et les fesses de la victime.» L’œuvre d’un malade. Les policiers lancent d’urgence un appel à témoins pour retrouver le petit Asiatique chétif qui a perdu ses deux valises vers le bois de Boulogne. Un chauffeur de taxi téléphone aussitôt à la brigade criminelle et révèle qu’il a chargé ce jour-là, au n° 10 de la rue Erlanger à Paris (XVIe arrondissement), un Asiatique lesté de deux grosses valises puis qu’il l’a déposé au bois de Boulogne. «Il a été surpris par sa destination… Gare de Lyon, il aurait mieux compris», dit le commissaire Olivier Foll alors à la crim’.
L’enquête de voisinage au 10 rue Erlanger démontre que le suspect occupe bien un studio au 1er étage. Il est identifié en moins de quarante-huit heures. Il est japonais, et s’appelle Issei Sagawa. Les policiers l’attendent de pied ferme. «Quand on le voit descendre d’un taxi, on n’a aucun doute, il ne peut s’agir que de lui, dit l’enquêteur Roger Robillard. On se présente : "Brigade criminelle". Il paraît surpris, ouvre de grands yeux. Comme à notre habitude, on demande : "Vous savez pourquoi on est là ?" Il n’a pas répondu tout de suite. Puis il nous a dit : "Oui, c’est en rapport avec Renée Hartevelt."»
Preuve d’amour ultime
Renée Hartevelt, 23 ans, néerlandaise, étudiante en lettres à l’université Paris-III. En perquisition chez Sagawa, les policiers découvrent les papiers de la victime, des taches de sang mal nettoyées sur le sol et le tapis, une carabine 22 long rifle et, dans le réfrigérateur… une scène d’horreur. «On trouve des morceaux de chair pliés dans de petits sacs-poubelle bleus, d’un bleu un peu violent, et sur des assiettes en carton, en quantité importante, 7 kilos qu’il avait gardés», témoigne le commissaire Poinas, dégoûté. Les enquêteurs saisissent une pellicule photo à l’intérieur d’un appareil abandonné sur une table, mais aussi un dictaphone et une cassette. Le Japonais a enregistré la mort en direct de l’étudiante, qui lui lisait des poèmes expressionnistes allemands. Les policiers entendent la voix paisible de la jeune Néerlandaise réciter les vers de Johannes Becher : «L’homme fort qui part pour l’ouest avec le soleil levant, je le loue avec joie. Il chasse une bête sauvage, gorgée de sang, dans le pays, dans la journée ; dévorée, la ville se rassasie de cervelles. L’animal qui a déchiré la terre avec le mauvais désir.» Soudain, une détonation interrompt la lecture. «On entend le coup de feu puis le bruit d’un corps qui tombe, et j’en ai encore des frissons», dit Olivier Foll. «On vivait ce meurtre sans image mais en direct, et c’était franchement horrible.»
Le temps de la perquisition, Issei Sagawa reste d’un calme olympien, observe attentivement les policiers, répond avec application aux questions, puis les suit docilement au 36 quai des Orfèvres. A l’arrivée, Sagawa resserre lui-même ses menottes qui ont glissé de ses poignets de lilliputien. Les policiers sont frappés par son physique «hors du commun», par la dichotomie entre «son intelligence, sa vivacité d’esprit» et sa «débilité physique, un corps extrêmement fluet et une tête disproportionnée». Un poids plume de 35 kilos pour 1,52 m qui n’a rien d’un ogre, en apparence. Au fil des interrogatoires, le profil qui se dégage de cet homme détonne également par rapport à son crime. Fils aîné d’un puissant industriel, brillant étudiant en France, Issei Sagawa, âgé de 32 ans, prépare son doctorat en littérature comparée à l’université Paris-III… comme sa victime. En garde à vue, Issei Sagawa ne se départit pas de son calme détaché, de sa politesse lissée et de sa franchise osée. Il revendique sans gêne le meurtre de Renée Hartevelt. «Il prétend qu’elle s’était moquée de lui, qu’elle ne répondait pas à ses avances et qu’elle l’avait repoussé en riant», rapporte Roger Robillard.
La pellicule développée révèle 39 clichés insoutenables, pris par Sagawa au fur et à mesure du dépeçage de sa victime et de son repas. Il met ainsi en scène un sein dans une poêle sur sa gazinière puis posé dans une assiette avec de la moutarde et des petits pois. Confronté à ces images criminelles, Sagawa développe son obsession de manger la chair de la femme qui l’attirait et présente son acte comme une preuve d’amour ultime. Il en rajoute : «Mais vous dites bien en France qu’une femme est à croquer.» Le commissaire Foll le recadre : «Non, c’est avec un crayon ! C’est quand même pas la même chose qu’avec une casserole.» Le déséquilibré dit aussi : «Si j’avais eu un congélateur, je n’aurais jamais été arrêté.» Il explique qu’il cultive ce fantasme depuis longtemps, qu’il a déjà essayé d’acheter un morceau de chair à une prostituée mais qu’elle a refusé. Alors, il a fini par attirer une étudiante chez lui pour la dévorer.
Le juge Jean-Louis Bruguière envoie Issei Sagawa à la prison de la Santé, et désigne trois experts psychiatres pour l’examiner. Pendant quatorze mois, les médecins, le magistrat et les policiers vont fouiller dans le passé du «Japonais cannibale» jusque dans son pays, à Tokyo, Kyoto, Osaka et Kobé. Ils apprennent que cet enfant choyé par sa mère a été déclaré mort-né à sa naissance en 1948 : il a passé vingt minutes sans respirer, une anoxie cérébrale qui explique sa chétivité. A l’âge de 2 ans, Sagawa contracte une encéphalite et en réchappe de justesse. Cet enfant fut l’un des rares survivants de l’épidémie très virulente qui a frappé le Japon entre 1949 et 1951. Pour Jean Garrabé, psychiatre et membre de la société franco-japonaise de médecine, «Sagawa a gardé des séquelles de cette encéphalite sous forme de pertes d’inhibition. Depuis l’âge de 7 ans, il a ce fantasme de dévorer».
Il a d’abord imaginé manger un garçon de son âge, puis une jeune fille, enfin une femme : «Ça devait exister dans sa tête auparavant sous une autre forme, d’ogre ou quelque chose comme ça», avance Garrabé. Selon ce psychiatre, Sagawa n’a pas dépassé «le premier stade oral de développement de la libido», et ses pulsions cannibales sont liées «à sa relation avec sa mère, qui tourne autour de la nourriture». Comme on donne la becquée à l’oisillon tombé du nid, la mère d’Issei a dû sans cesse faire manger son moineau fragile pour le sauver. Il n’a toutefois pas excédé les 35 kilos. A l’adolescence, il eut du mal à aborder la sexualité. Désespérement seul et complexé, Sagawa commet une première agression à 24 ans. Le journaliste Patrick Duval, dans son livre le Japonais cannibale, raconte qu’il était entré dans la chambre d’une fille de son quartier, une Allemande, et avait «essayé de la tuer avec un parasol». «Il a toujours des idées un peu bizarres. Il avait aussi un couteau. La jeune fille s’est réveillée d’un seul coup, a hurlé. Il est reparti. Des voisins l’ont rattrapé, il a été emmené par la police. Sagawa m’avait dit clairement que c’était dans l’intention de manger la fille.»
Non-lieu et remise en liberté
Les trois experts psychiatres ont conclu à l’irresponsabilité pénale de Sagawa. Et le juge Bruguière a prononcé un non-lieu. Il a été placé d’office à l’hôpital Henri-Colin de Villejuif dans une unité réservée aux malades dangereux. Au bout d’un an, son avocat Philippe Lemaire a réussi à le faire renvoyer au Japon et à sa culture pour qu’il y suive une psychothérapie. Mais son internement à l’hôpital psychiatrique Matsuzawa de Tokyo n’a pas duré. Le cannibale a été libéré sans autre forme de procès ni de soins en août 1985, quatre ans après son crime. Ni fou ni coupable dans son pays. «Je ne crois pas qu’il soit considéré à Tokyo comme réellement sain», dit Me Lemaire. «Il a été établi par l’expertise que son tracé encéphalographique est perturbé. Il y a donc des traces de sa maladie mentale.» On a cherché derrière sa libération la main du richissime père d’Issei Sagawa, mais cet homme a sabordé sa carrière à la tête de l’une des plus puissantes entreprises japonaises, tant sa honte était grande. En réalité, le non-lieu justifié et prononcé en France empêche les autorités japonaises de poursuivre et de juger Sagawa qui… ne relèverait pas de la psychiatrie.
Curiosité médiatique
Issei Sagawa revendique et signe encore son crime anthropophage. Il veut rester aux yeux du monde le Japonais cannibale. Devenu une curiosité médiatique, il donne des interviews, participe à des shows télévisés, écrit cinq livres d’affilée sur son crime. Il apparaît même dans des campagnes publicitaires pour des restaurants de viande. Il a soif de notoriété. Et le commissaire Foll trouve cela amoral : «Sagawa fait partie des criminels que l’on cite. Et à mon avis, il a eu exactement ce qu’il recherchait, c’est-à-dire laisser un nom dans l’histoire, un nom dans l’horreur comme Landru.» Pour Jacques Poinas, «dès le début, Sagawa se voyait déjà comme un personnage de roman et se mettait déjà en valeur comme ça». Son biographe Duval trouve que «son crime était très littéraire, théâtral. On sent qu’il a pratiquement monté une pièce de théâtre avec ça, in vivo. Il a construit le décor et il l’a regardé du début à la fin de façon extrêmement esthétique». Dans la Lettre de Sagawa, publiée en 1983 par l’écrivain Jûrô Kara, qui a échangé une correspondance hallucinée avec le Japonais cannibale, alors emprisonné, le criminel écrivait : «Cette impulsion me dominait depuis de nombreuses années, et je n’aurais pas plus grand plaisir que de la voir représentée d’une manière ou d’une autre. Je ne demande pas mieux que ce soit sous une forme artistique.» Lorsque le livre obtient le prix Akutagawa, l’équivalent japonais du Goncourt, le vœu de Sagawa a été exaucé. Piètre artiste mais redoutable pervers, Issei Sagawa a écrit cinq livres sans succès, consacrés à son crime de désaxé et a peint des aquarelles, portraits et nus de femmes, sordides - que d’autres ont parfois signé à sa place d’un couteau et d’une fourchette.
Aujourd’hui âgé de 58 ans, et surveillé par la police, Issei Sagawa vit reclus dans un petit appartement de Yokohama, seul avec ses fantasmes.
Libération du 28.12.07 - par PATRICIA TOURANCHEAU