Atlantico.fr - 13.05.2014
Entretien avec Thierry Coville et Ardavan Amir Aslani
À Vienne, du mercredi 14 au vendredi 16 mai 2014, se tiendront des négociations entre les six pays les plus influents du monde : les États-Unis, la Chine, la Russie, la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne et l'Iran. La question du nucléaire fera évidemment partie intégrante des débats.
Atlantico - À Vienne s'ouvriront mercredi 14 mai des négociations entre les "5+1" (États-Unis, Chine, Russie, Grande-Bretagne, France et Allemagne) et l'Iran, concernant le nucléaire iranien. La position française, jusqu'ici très méfiante à l'égard de Téhéran, semble être contredite par la récente volonté d'ouverture de Washington. Qu'en est-il concrètement ?
Ardavan Amir-Aslani - Sur la question iranienne, l’attitude de la France, et ce depuis l’administration précédente, a été marqué par une très grande hostilité. Une hostilité quasi idéologique qui d’ailleurs n’existait ni chez nos voisins européens ni chez les autres membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, dont les États-Unis. C’était comme si la France sous la présidence Sarkozy avait décidé d’appréhender l’Iran et ses enjeux uniquement à travers le prisme du Likoud et sous celle d’Hollande à travers la complicité historique de la SFIO et Israël. De la phrase de Bernard Kouchner "la bombe ou le bombardement" on en est arrivé à Laurent Fabius qui déclare à qui veut l’entendre qu’il n’aime pas l’Iran. La France avait oublié la phrase attribuée au Général de Gaulle, "la France n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts".
En revanche, les Américains, eux, ont une attitude beaucoup plus lucide et (la) tête froide des enjeux. D’ailleurs, la lame de fond qui ramène inexorablement l’Iran à sa juste place dans le concert des nations ne date pas de l’élection surprise du modéré Rouhani, l’été 2013, à la présidence iranienne. En effet, plus de six mois avant ces élections présidentielles, les Américains avaient déjà entamé des négociations avec le pouvoir de Téhéran à Mascate au Sultanat d’Oman. C’est dire qu’aux yeux de Washington, les arguments ne manquent pas en faveur d’un rapprochement avec Téhéran.
L’explosion islamo-fasciste sunnite dans le monde arabo-musulman avec son cortège d’exactions, en passant par les islamistes en Syrie ou Boko Haram au Nigéria, n’a pas échappé aux Américains. Ils se sont rappelés que les protagonistes des attentats du 11 septembre 2011, on ne le dira jamais assez, étaient tous sunnites issues des pétromonarchies arabes du Golfe persique. Il en va de même de ceux qui ont pris pour cible leur ambassadeur à Benghazi et les intérêts occidentaux du Mali à Nairobi en passant par Fallouja en Iraq. Washington, est de plus en plus convaincu que l’heure d’un "re-set" de leurs alliances au Moyen-Orient est arrivée. Leur indépendance énergétique proche n’y est sans doute pas pour rien. De même, au lendemain de l’affaire ukrainienne qui ne cesse de se métamorphoser, Washington a compris qu’il fallait donner l’indépendance énergétique à l’Europe. Cette indépendance ne peut que se réaliser avec le gaz iranien, dont l’Iran dispose des plus grandes réserves mondiales, et ce devant la Russie.
De même, les États-Unis, qui voient la deuxième guerre froide se profiler à l’horizon, ont besoin de ramener l’Iran et ses immenses réserves d’hydrocarbures dans leur giron, ne serait-ce que pour mieux contenir l’essor de la Chine et d’empêcher que l’Iran ne tombe dans l’escarcelle russe.
Ainsi, la France, seule contre tous, mène contre l’avis même de ses alliés européens une guerre isolée un peu à l’instar de ces soldats japonais qui continuaient à faire la guerre après l’armistice dans les îles du Pacifique…. Alors que les néo-conservateurs ont quitté depuis belle lurette le pouvoir à Washington, le Quai d’Orsay en regorge encore.
Thierry Coville - Il faut sans doute nuancer la question. Il est vrai que l'on a l'impression qu'il y a une grande différence entre l'approche du gouvernement américain, qui semble avoir décidé, au-delà du nucléaire, de renouer un dialogue avec l'Iran et la stratégie iranienne de la France qui semble toujours marquée par une grande prudence (et même une certaine réticence) vis-à-vis de l'Iran. D'un autre côté, les négociations sur le nucléaire avec l'Iran (et notamment l'accord de Genève de novembre 2013 qui a organisé les négociations en cours) ont été menées de manière coordonnée par les 5+1.
Mais c'est vrai. L'impression qui domine est celle d'une France qui reste très attentiste par rapport aux ouvertures du nouveau gouvernement iranien, et cela contraste avec la volonté américaine dans ce domaine. Cela va peut-être changer avec l'éventuelle ouverture du marché iranien (en cas de levée des sanctions s'il y a un accord final sur le nucléaire iranien). On voit mal comment le gouvernement français pourrait justifier de ne pas vouloir développer ses relations commerciales avec l'Iran, compte tenu de la situation actuelle de l'économie française...
Atlantico - Les États-Unis auraient été amenés à signer des accords avec l'Iran, notamment concernant l'utilisation militaire nucléaire et la fin du blocus imposé. Comment vont se dessiner les rapports économiques au terme des négociations ? Sont-ils en faveurs des USA ?
Ardavan Amir-Aslani - La France, depuis une petite dizaine d’années, n’a pas perdu une seule occasion d’enterrer la hache de guerre avec l’Iran. La dernière en date était l’opposition française, celle de Laurent Fabius, seul contre tous, à la première tentative de signature de l’accord intérimaire sur le nucléaire iranien, qui n’a retardé sa signature que juste d’une quinzaine de jours en échange de pas grand-chose mais qui a aliéné un peu plus Téhéran. Le Quai d’Orsay a même trouvé le moyen de gronder la délégation du Medef en partance pour Téhéran ! C’est dire ! Ainsi, incontestablement la France part d’un mauvais pied à la conquête du marché iranien, qui, il faut le rappeler, est le plus grand rajout au système économique international depuis l’intégration des pays de l’est européen au lendemain de la chute du mur de Berlin. Les experts considèrent que le rattrapage de l’économie iranienne, après plus de trois décennies d’embargo et de sanctions, nécessite entre 300 et 500 milliard d’euros d’investissements. Ne serait-ce que 5% de ce marché aurait fait de bien à la balance commerciale de la France. Les Américains, eux, sont bien positionnés en revanche. Alors qu’Airbus Groupe, sous la pression du gouvernement français, a annulé sa participation au fameux déplacement du Medef à Téhéran, Boeing a signé pour plus de 500 millions de dollars de contrats portant sur des pièces détachées directement avec les Iraniens. Il est certain que Boeing ne s’est pas contenté de vendre que des pièces détachées et que la question du renouvellement de la flotte antédiluvienne d’Iran Air a été abordée. Que d’occasions perdues pour les entreprises françaises!
Thierry Coville : Les États-Unis ont décidé de renouer des liens avec l'Iran. S'ils ont pris cette décision, c'est qu'ils escomptent en tirer des avantages économiques et stratégiques. Ainsi, il est probable que les responsables américains et iraniens aient commencé à échanger des informations sur différents dossiers comme la Syrie, l'Irak. On sait que des points de rapprochement entre les deux pays (existent ainsi que) la nécessité de lutter contre des ennemis communs, les mouvements salafistes et Al Qaeda.
Dans le domaine économique, les entreprises américaines cherchent à revenir sur le marché iranien et elles ont commencé à mettre en place des réseaux en Iran pour cela. On peut également considérer qu'en Iran, il y a une véritable demande, de la part de nombreux décideurs des secteurs privé et public, pour développer les relations économiques avec l'ex-grand Satan. Toutefois, le retour des entreprises américaines ne se fait pas en pays conquis. Il y a maintenant beaucoup de concurrence sur le marché iranien avec la présence d'entreprises chinoises, indiennes, japonaises, coréennes, allemandes et ... françaises. Les entreprises françaises sont appréciées en Iran. En outre, elles ont mis en place des coopérations qui ont fonctionné (dans l'automobile notamment). L'idéal serait pour les entreprises françaises de renouer au plus vite les contacts et de faire oublier l'épisode des sanctions pour éviter de perdre trop de parts de marché par rapport aux entreprises américaines. Enfin, il existe toujours une opposition politique aux États-Unis (au Congrès et au Sénat) à une reprise trop rapide des relations avec l'Iran. Ceci peut conduire à limiter les marges de manœuvre du gouvernement américain dans ses efforts de rapprochement avec l'Iran.
Atlantico - En 2012, PSA quittait l'Iran alors que le pays représentait son deuxième marché. Quelles en étaient les raisons ? Dans quelle mesure les États-Unis sont-ils responsables de ce départ ?
Ardavan Amir-Aslani - En février 2012 General Motors prend une participation minoritaire dans Peugeot. Moins de deux ans plus tard en décembre 2013, General Motors vend l’intégralité de sa participation. Cet aller-retour a juste mis un terme à la place prééminente de Peugeot en Iran, son deuxième marché. En effet, GM avait fait pression sur le groupe français afin que celui-ci réduise son exposition à l’Iran. Il n’est pas du tout certain que le groupe français puisse retrouver sa place enviable en Iran demain. Sans crier au complot, il n’en demeure pas moins que cette opération de courte durée a entrainé de facto le retrait de Peugeot de son deuxième plus grand marché. Aujourd’hui, les journaux iraniens, réclames publicitaires à l’appui, annoncent l’entrée prochaine du constructeur américain en Iran… Pareillement, les pertes de Renault pour l’exercice 2012 étaient quasi exclusivement dues à l’incapacité de ce groupe de rapatrier ses bénéfices d’Iran du fait des sanctions américaines frappant le secteur financier iranien. La nature ayant horreur du vide, la place enviable des constructeurs français a été prise par les entreprises chinoises et coréennes en attendant le retour de GM…
Thierry Coville - Peugeot avait alors mis en place une alliance avec General Motors, où le gouvernement américain est majoritaire depuis la crise de 2008. Il n'y a pas de preuves mais le retrait brutal de Peugeot du marché iranien (alors que PSA avait la plus grosse part de marché en Iran et que plusieurs milliers d'ouvriers français travaillaient pour le marché iranien) est sans doute le résultat de pressions du gouvernement américain. Pour les autorités américaines, il s'agissait d'imposer des sanctions à l'économie iranienne pour faire céder les autorités iraniennes sur le nucléaire. Un autre objectif implicite était clairement d'écarter un concurrent des constructeurs américains du marché iranien et de préparer le retour de ces derniers (on sait que GM veut revenir sur le marché iranien).
Atlantico - Le gouvernement français de l'époque n'a pas réagi quand Washington a imposé le blocus et les sanctions sur le secteur automobile. Quelle est exactement sa part de responsabilité ?
Ardavan Amir-Aslani - Elle est totale. Il fallait que la France négocie des exemptions à l’instar des autres pays qui protègent leurs constructeurs. À l’instar même des pays qui ont obtenu des dérogations auprès de Washington pour continuer de s’approvisionner en hydrocarbures iraniens, comme l’Inde, la Chine, le Japon ou encore la Corée du Sud. Malheureusement, l’économie française est restée colbertiste depuis l’ancien régime. Sous la royauté, on avait le Roi et les manufactures royales, et, sous la cinquième République, on a le Président et le CAC 40. C’est dire que le sort des entreprises françaises est étroitement lié aux prises de positions de la politique étrangère de la France. Outre les constructeurs automobiles, des exemples dans d’autres secteurs industriels abandonnent. Qu’il suffise ci de faire mention de la perte du marché du TGV en Arabie Saoudite, la fameuse ligne d’Allah reliant la Mecque à Médine, perdu par Alsthom au profit de l’espagnol Thalgo ou (celui de) la centrale nucléaire d’Abou Dhabi perdu par Areva, en dépit de ses presque 50 ans d’expérience en la matière, au profit du sud-coréen KEPKO avec Zéro d’expérience à l’export. Ces marchés ont tous été perdus de par les erreurs politiques du gouvernement français au Moyen-Orient.
Thierry Coville - Je pense qu'elle est très importante. En 1997, quand les autorités américaines (avaient) menacé Total qui venait d'obtenir un contrat dans le secteur du gaz en Iran, le gouvernement français a violemment réagi et protesté. Finalement, le gouvernement américain a cédé et Total a pu travailler en Iran. Dans le cas de Peugeot, en 2012, on a plutôt constaté une absence de réaction française face aux pressions américaines. Cela peut s'expliquer par le fait que les gouvernements de Nicolas Sarkozy (et) de François Hollande ont adhéré à la politique de sanctions contre l'Iran. On peut néanmoins se poser beaucoup de questions sur ce "silence", compte tenu du coût pour Peugeot et l'emploi en France des pressions américaines.
Atlantico - Concrètement, est-il possible à la France de retrouver sa place d'antan dans l'industrie et l'économie iraniennes ? Comment ?
Ardavan Amir-Aslani - Il y a un besoin de France en Iran. La France entretient des relations diplomatiques avec ce pays depuis des siècles. La France est à l’avant-garde dans beaucoup de domaines. Qu’il s’agisse du transport ferroviaire à grande vitesse, des télécoms, de l’industrie pétrolière (ou) de l’agro-alimentaire, la France est pertinente. L’Iran a besoin de la France. Néanmoins, le lourd passé qui sépare ces deux pays nécessite des gestes de part et d’autre. Rappelons que la France part avec du retard. L’Attaché économique près l’Ambassade de France a pris ses fonctions il y a quelques mois seulement à l’occasion du déplacement du MEDEF à Téhéran, alors que les Italiens et les Allemands y ont toujours conservé les leurs en nombre sur place.
Le retour de la France à sa place d’antan passe d’abord par l’instauration de plus de sérénité au sein du Quai d’Orsay et par un changement de ton sur l’Iran. Aucun autre pays européens n’a adopté une attitude (aussi) hostile à l’égard de Téhéran. Le retour de la vie des affaires nécessitera au préalable l’instauration de relations courtoises. N’oublions pas la phrase (précitée) du Général de Gaulle : "la France n’a pas d’amis elle n’a que des intérêts".
Thierry Coville - C'est la grande question. Les entreprises françaises sont devenues des partenaires appréciés des entreprises et de l'État iranien. La politique de sanctions du gouvernement français contre l'Iran a conduit à un recul des parts de marché de la France depuis 2006 ; pis encore, des partenariats comme celui de Peugeot ont été arrêtés, de manière (uni)latérale par la France, au mépris de tous les accords signés. Rien n'est perdu car les décideurs iraniens sont pragmatiques et que, je le répète, les entreprises françaises (gardent) une bonne image en Iran. Il faudrait toutefois que les entreprises françaises puissent reconstituer leurs partenariats passés le plus rapidement possible. Ceci explique pourquoi le Medef a organisé cette visite en Iran. Il s'agit maintenant de ne plus perdre de temps et de faire oublier le passé. Il serait donc bon que les entreprises hexagonales, qui sont intéressées par le marché iranien, soient maintenant totalement soutenues et sans réserves par les autorités françaises.
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(*) Thierry Coville est chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. Il est professeur à Novancia où il enseigne la macroéconomie, l’économie internationale et le risque-pays. Docteur en sciences économiques, il effectue depuis près de 20 ans des recherches sur l’Iran contemporain et a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ce sujet. Il travaille également sur la problématique des économies pétrolières.
Ardavan Amir-Aslani est avocat et essayiste, spécialiste du Moyen-Orient. Il tient par ailleurs un blog www.amir-aslani.com, et alimente régulièrement son compte Twitter: @a_amir_aslani.
(http://www.atlantico.fr/decryptage/accord-nucleaire-en-vue-et-pendant-temps-etats-unis-preparent-retour-en-iran-dans-dos-france-thierry-coville-et-ardavan-amir-asl-1071369.html?page=0,0)