LE MONDE | 18.04.2012
par Paolo Cotta-Ramusino, Pierre Hassner Bernard Norlain (*)
La crise déclenchée par le programme nucléaire iranien est arrivée au point où une option militaire par Israël ou les États-Unis est évoquée et semble inéluctable pour certains. Or l'évaluation des risques présentés par ce programme est souvent obscurcie par une propagande partisane. Ainsi le débat public concernant les droits de l'Iran signataire du traité de non-prolifération (TNP) est vicié par plus d'une décennie d'accusations qui confondent les activités légitimes permises par le TNP et celles qui violent ce même traité.
Avant que l'irréparable ne se produise, il est temps de rétablir une certaine vérité. L'Iran a le droit d'enrichir l'uranium pour son programme nucléaire civil, sous contrôle de l'Agence internationale pour l'énergie atomique (AIEA). En effet, le TNP établit une claire distinction entre l'interdiction de fabriquer, avec ou sans assistance, des armes nucléaires et le fait d'acquérir la capacité d'en fabriquer qui reste autorisée. De nombreux pays d'ailleurs dans le monde ont cette capacité, même à court terme.
Le programme nucléaire iranien a une longue histoire qui remonte au temps du chah. Après la révolution, en 1979, il fut interrompu et repris à la fin des années 1980. Pendant dix-huit ans, l'Iran a conduit des activités d'enrichissement sans en rendre compte à l'AIEA. Cependant, en 2003, sous la pression internationale l'Iran accepta de signer et d'appliquer le "protocole additionnel", additionnel aux accords de garantie avec l'AIEA et qui donne à cette Agence plus de droits d'inspection et d'information.
De plus, sous l'insistance du groupe EU3 - France, Royaume-Uni, Allemagne -, l'Iran dans un geste de bonne volonté a suspendu toutes ses activités d'enrichissement d'uranium. Malgré ces efforts, l'Iran a été traîné devant le Conseil de sécurité de l'ONU qui lui a enjoint de cesser définitivement toute activité d'enrichissement. Dans ces conditions, en 2006, le nouveau gouvernement dirigé par Mahmoud Ahmadinejad a décidé de suspendre l'application du protocole additionnel.
Cependant, à ce jour, rien ne prouve que l'Iran ait violé le TNP après l'année 2003, malgré des études sur les techniques de construction des armes nucléaires diffusées mais non vérifiées par l'AIEA et malgré les soupçons suscités par la construction clandestine du site de Forlow, près de Qom.
Il est vrai que, depuis, l'Iran se met en position d'acquérir la capacité de fabriquer des armes nucléaires. Cette éventualité associée aux menaces proférées par les leaders iraniens à l'encontre de l'existence d'Israël explique la paranoïa israélienne et sert d'alibi aux menaces de Benyamin Nétanyahou. Mais plus l'Iran sera menacé et sanctionné, plus il accélérera ses travaux d'acquisition de l'arme nucléaire. D'autant plus que la controverse nucléaire iranienne est liée au régime politique et à la confrontation entre ce pays et les pays occidentaux.
Mais faire de l'enjeu nucléaire un enjeu de division politique et de changement de régime est illusoire. Il est vraisemblable qu'aucun Iranien, quelles que soient ses opinions, n'acceptera de renoncer à la souveraineté de son pays et de se rendre aux pressions extérieures.
Pourtant, l'ombre de la guerre s'étend de plus en plus sur les pays du Moyen-Orient. Au cours de ces derniers mois, nous avons vu les pays occidentaux prendre une série d'initiatives afin d'isoler et d'acculer l'Iran. Ces mesures auront de graves conséquences sur la vie de la population, mais rien n'indique que le public iranien en sera plus motivé pour renverser le régime. Cependant, les préparatifs de la guerre continuent et rendent l'option militaire presque acceptable à l'opinion occidentale et probable à l'opinion iranienne. L'histoire de la guerre froide devrait nous rappeler que le pouvoir égalisateur de l'arme nucléaire pourrait devenir pour les pays menacés un puissant argument en sa faveur.
Toute attaque militaire en provenance d'Israël ou des États-Unis provoquera la sortie de l'Iran du TNP et sa fuite en avant vers le nucléaire militaire. Les conséquences d'une telle attaque seraient dramatiques. Une attaque israélienne venant d'un pays non-signataire du TNP contre un pays signataire de ce traité provoquerait tout d'abord l'explosion du TNP, qui est pour l'instant notre unique rempart contre la prolifération, mais aussi une probable dissémination des armes nucléaires dans la région, associée à la création d'une situation régionale de conflits et de crises et à une crise économique mondiale autour du pétrole. Par ailleurs, rien ne garantit qu'une telle attaque arrêterait un programme militaire iranien ou un renversement de régime.
Les conséquences en revanche seraient terribles pour l'équilibre régional et mondial. Il devient donc urgent de chercher à éviter un conflit et de restaurer un climat de paix. Pour conjurer ces crises, il serait nécessaire, conformément au TNP, de reconnaître à l'Iran le droit à l'énergie nucléaire pacifique. En contrepartie, les négociations devraient requérir de l'Iran l'application du protocole additionnel, la limitation, peut-être provisoire, du niveau d'enrichissement et une coopération avec les instances internationales pour la production de matériaux fissiles, en échange de la levée progressive des sanctions internationales.
Cet accord permettrait ainsi de promouvoir efficacement auprès des pays du Moyen-Orient une zone libre d'armes nucléaires et d'autres armes de destruction massive. Il pourrait être complété par la création de centres internationaux de production de matériaux fissiles.
Il est évident qu'un tel accord se heurterait à de nombreux obstacles aussi bien aux États-Unis qu'en Israël, en Europe ou de la part des radicaux iraniens. En particulier, les pays occidentaux se montreront sceptiques sur la bonne foi des Iraniens et sur leur volonté de respecter un tel accord. De plus, il ne faut pas mésestimer les inquiétudes israéliennes, depuis Khomeiny les dirigeants iraniens n'ont pas cessé de dénoncer l'illégalité de l'existence d'Israël. Il est donc légitime que ce pays cherche à se protéger.
Mais on peut douter de l'intérêt des Iraniens à déclencher un conflit direct contre Israël, a fortiori nucléaire. En tout cas, de l'aveu même des Israéliens donc, une attaque ne pourrait au maximum que retarder le programme iranien de deux ou trois ans, elle aurait pour effet de rendre l'hypothèse redoutée un peu moins invraisemblable à long terme. Ainsi une guerre préventive serait une politique de gribouille et serait seule à donner un semblant de plausibilité à une vengeance nucléaire iranienne ou musulmane.
Néanmoins, cette situation doit être prise en compte et des mesures de précaution complémentaires devraient être prises à l'égard de l'Iran dans l'attente des résultats des mesures de contrôle et vérification. En particulier, une politique de containment (son confinement dans sa sphère géographique), telle qu'elle a été mise en œuvre pendant la guerre froide à l'égard de l'URSS, permettrait de contenir les ambitions nucléaires de l'Iran.
L'essentiel dans la conduite de cette crise est d'éviter de nous engager dans une spirale de la violence dont personne ne peut dire qu'il en maîtriserait les conséquences, mais dont on est sûr qu'elles seraient à la fois criminelles et suicidaires pour la région et pour la sécurité du monde.
---
(*)
- Paolo Cotta-Ramusino, secrétaire général de Pugwash Conferences on Sciences and World Affairs ;
- Pierre Hassner, chercheur associé au Centre d'études et de recherches internationales ;
- Bernard Norlain, Général de l'armée de l'air (2e section).
(http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/18/nucleaire-iranien-toute-attaque-preventive-serait-une-erreur-fatale_1687114_3232.html)