Le Monde diplomatique.fr - mars 2012
par Alain Gresh et Philippe Rekacewicz
Jamais nous n’avons eu accès à autant de données. Le développement de l’Internet à haut débit permet de consulter en temps réel des millions de séries statistiques, à tel point d’ailleurs que cette liberté s’est transformée, paradoxalement, en handicap. Face à cette abondance, il devient problématique de choisir, sur un thème précis, le chiffre le plus approprié parmi ceux disponibles. Et cela avant même tout regard critique sur la pertinence des données… Que signifient en réalité les 3 970 dollars du produit intérieur brut (PIB) par habitant au Turkménistan ? Et que représente vraiment le PIB d’un pays africain qui ne contrôle qu’une faible partie de son territoire ?
Jamais l’information n’a circulé aussi vite, noyant les citoyens sous un déluge qu’ils ne peuvent maîtriser, malgré des moteurs de recherche puissants qui prétendent hiérarchiser les faits et les événements, comme Google.
Jamais le monde n’a paru aussi illisible. Le déferlement d’images, de chiffres et de textes n’ordonne pas le désordre, et le classement proposé sur Internet relève plus souvent de la mode, voire d’intérêts financiers, que de la pensée. D’autant que nous vivons une époque charnière, de basculement, de glissement, avec l’émergence de nouveaux centres d’activité, de production, de pouvoir, de puissance. L’immatériel ne remplace pas le matériel, mais il l’accompagne, comme le montre le formidable essor à la fois des conteneurs pour le transport des marchandises et des réseaux pour la circulation de l’information.
Ainsi se brouillent les anciennes perceptions. Pour se mouvoir dans ce dédale, L’Atlas du Monde diplomatique 2012 ne se propose pas de « reproduire le visible, mais de rendre visible », selon la formule que le grand peintre Paul Klee appliquait à l’art.
Le tracé même des frontières, que nous croyons gravé dans les cartes, se déplace dans le temps et dans l’espace, parfois même très vite, si l’histoire s’accélère et bouscule la géographie du monde. Lors des grands découpages contemporains, du congrès de Vienne de 1814-1815 à la conférence de Yalta de 1945, des générations de diplomates ont gribouillé, dessiné à la main — parfois agenouillés dans les couloirs — maintes esquisses malhabiles, imparfaites, pour tenter de trouver les tracés frontaliers qui leur étaient le plus favorables. Mais toutes les frontières ne sont pas politiques : certaines sont culturelles, symboliques, généralement absentes des cartes traditionnelles, mais profondément ancrées dans les têtes. Peut-on inventer les modes de représentation visuelle susceptibles d’en rendre compte ?
Les glissements progressifs de la géographie et de l’histoire nous obligent à adapter, à corriger, voire à bouleverser nos grilles de lecture. Comment montrer le déplacement du centre de gravité de la planète de l’Europe vers l’Asie, paradoxal retour à la situation du XVIIIe siècle ? Comment rendre compte du déclin de l’Égypte au Proche-Orient dans les années 1980 et de l’ascension d’une Turquie dynamique, éconduite par l’Europe mais qui se place dans les pas de l’Empire ottoman ?
« La frontière, c’est en même temps le dedans et le dehors. Et pour qu’il y ait véritablement un dedans, encore faut-il qu’il s’ouvre sur le dehors pour le recevoir en son sein », rappelait l’historien Jean-Pierre Vernant. La carte ordinaire (le dedans) n’offre aux yeux du lecteur qu’un tout petit morceau du monde, le reste est invisible (le dehors). Et c’est cet invisible que L’Atlas du Monde diplomatique 2012 essaie de rendre visible.
(http://www.monde-diplomatique.fr/2012/03/GRESH/47522)