LEMONDE | 16.02.12 |
Dans la Syrie en révolte de Bachar Al-Assad, il n'est pas seulement interdit de parler, de manifester, de contester : il est aussi interdit de soigner, et de se faire soigner. Depuis le début des événements, le régime mène une guerre sans pitié contre toute personne ou structure susceptibles d'apporter des soins aux victimes de la répression (Le Monde daté 9 février). "C'est très dangereux d'être médecin ou pharmacien", nous dira un jour un pharmacien de Baba Amro.
Le personnel médical est emprisonné, comme cet infirmier d'Al-Qusayr, arrêté le lendemain du jour où il nous a fait visiter son centre clandestin de première urgence, aux tapis recouverts de bâches en plastique pour les protéger du sang ; ou bien tué, comme Abdur Rahim Amir, l'unique médecin du même centre, froidement abattu en novembre 2011 par la sécurité militaire alors qu'il tentait de porter secours à des civils blessés lors d'une offensive de l'armée régulière à Rastan. Ou encore torturé. À Baba Amro, un infirmier de l'hôpital national d'Homs, incarcéré en septembre, me décrit en les mimant les sévices auxquels il a été soumis : battu à coups de bâton, les yeux bandés, fouetté, électrocuté, enfin suspendu au mur par un poignet, sur la pointe des pieds, durant quatre ou cinq heures, une pratique courante qui porte un nom, ash-shabah. "J'ai eu droit à un traitement de faveur, insiste-t-il. On ne m'a pas brisé les os." Parfois, les forces du régime se contentent de les insulter. Une infirmière du Croissant-Rouge se trouvait dans une ambulance, bloquée à un barrage : "Nous, on leur tire dessus, et vous, vous les sauvez !", enrageaient les soldats.
Les deux hôpitaux de la ville, le civil (appelé "national") et le militaire, sont sous la coupe réglée des forces de sécurité, et leurs caves et certaines de leurs chambres ont été transformées en salles de torture. J'y reviendrai, témoignages à l'appui. Les cliniques privées, seul recours des blessés de l'insurrection, sont soumises à un assaut permanent. Dans l'une d'elles, au cœur de la vieille ville, deux infirmières me montrent les impacts de balles dans les fenêtres, les murs et les lits, tirées depuis la citadelle toute proche. À part elles, la clinique est vide. "Nous n'acceptons que les urgences, et ne gardons personne plus de quelques heures. Les forces de sécurité entrent régulièrement et arrêtent tous ceux qu'ils trouvent. Les médecins ont été contraints de signer une promesse de ne plus soigner de manifestants."
Pendant qu'elles parlent, une balle claque dans une salle à côté. Tout le monde rit. "Depuis que l'ASL (Armée syrienne libre) a une présence dans le quartier, continue l'une des deux, on peut amener des blessés ici." L'armée rebelle convoie aussi des médecins pour les opérations, quand c'est possible. Cinq jours plus tôt, la clinique a reçu un homme avec le ventre ouvert : un premier chirurgien a réussi à l'opérer, mais il fallait un spécialiste pour compléter l'intervention ; or, le quartier était bouclé, impossible de le faire venir, impossible aussi de transférer le patient dans un autre hôpital. "Finalement, il est mort", conclut l'infirmière.
Abu Hamzeh, un chirurgien de haut niveau, tente de soigner les blessés qui arrivent quotidiennement dans un point de première urgence de son quartier. Il est tellement désespéré par le manque de moyens - son centre ne dispose ni d'anesthésiques, ni de drains, ni d'appareil de radiographie, il ne peut opérer personne, tout juste poser des pansements et des perfusions - qu'il veut abandonner la médecine pour prendre les armes. "Je ne sers à rien, ici, grince-t-il amèrement devant un homme à l'abdomen perforé par une balle de sniper, absolument à rien."
Au début des événements, Abu Hamzeh travaillait à l'hôpital militaire d'Homs, où il a été témoin des tortures infligées aux manifestants blessés, parfois même par des infirmiers ou des médecins, dont il a soigneusement noté les noms. Lorsque le médecin-chef de l'hôpital, un alaouite, a tenté d'interdire ces pratiques, elles se sont juste faites plus discrètes. "Un jour, j'ai soigné un homme en urgence. Le lendemain, je l'ai revu en radiologie, avec un traumatisme crânien qu'il n'avait pas la veille. C'est comme ça que j'ai découvert qu'il était battu la nuit. Il en est mort deux jours plus tard, alors que ses blessures initiales n'étaient pas mortelles."
Horrifié, Abu Hamzeh a réussi à se procurer une caméra-stylo à Beyrouth, et a secrètement réalisé quatre petits films dans une salle de soins postopératoires, avec la complicité d'une infirmière. Il les commente pour moi. Sur ces images, souvent voilées quand sa blouse cache le stylo placé dans la poche de sa veste, on distingue cinq patients, nus ou presque sous leurs draps, les yeux bandés, une cheville enchaînée à leurs lits. La main du médecin découvre les corps : sur les torses de deux d'entre eux, de grandes marques rouges toutes fraîches, des coups de schlague. Sur un meuble, posés en évidence, les instruments de torture : deux fouets souples, des lanières de caoutchouc découpées dans des pneus puis renforcées avec de la bande adhésive, et un câble électrique avec une prise secteur à un bout et un clip à l'autre, pour le fixer aux doigts, aux pieds ou au pénis. Un des blessés gémit sans discontinuer. "On leur avait bloqué les cathéters, s'indigne Abu Hamzeh. Quand je suis entré, ils suppliaient qu'on leur donne à boire. J'ai ouvert les cathéters et changé les sacs d'urine, qui étaient pleins, mais deux des patients ont fini dans le coma à cause de lésions aux reins. Quand j'ai changé les pansements, j'ai remarqué de la gangrène sur un des patients ; je l'ai signalé au département orthopédique, mais n'ai pas pu faire le suivi. Trois jours plus tard, j'ai entendu qu'on lui avait coupé la jambe au-dessus du genou."
Abu Hamzeh, qui a récemment démissionné pour rejoindre l'opposition, a rapidement été mis à l'écart. Mais les pratiques qu'il décrit n'ont fait que s'intensifier avec la montée de la contestation. A Baba Amro, on nous présente R., un blessé amputé d'une jambe, relâché de l'hôpital militaire une semaine auparavant. Fin décembre, un obus était tombé dans sa rue, tuant cinq de ses voisins et parents. Dans la vidéo qu'on nous montre, on voit R., la jambe à demi arrachée retenue par une écharpe, chargé en catastrophe dans un véhicule. Le premier hôpital privé où on l'a amené, débordé ce jour-là, a tenté de le transférer dans un autre, avec son neveu de 28 ans dont le bras gauche ne tenait plus que par quelques lambeaux de chair. Mais l'ambulance qui les transportait a été interceptée à un barrage des forces de sécurité, où les deux blessés ont été arrêtés, placés dans un blindé et envoyés à l'hôpital militaire. Là, privés de soins, menottés à leurs lits avec les yeux bandés, ils ont été torturés durant huit heures. "On me frappait avec des plateaux à nourriture, sur la tête et le corps. On a attaché des cordes à ma jambe blessée et on la tirait dans tous les sens. Il y a beaucoup d'autres choses qu'ils m'ont faites, mais je ne m'en souviens pas."
Les hommes qui le torturaient ne cherchaient même pas des informations, ils se contentaient d'insulter leurs victimes : "Ah, tu veux la liberté, la voici, ta liberté !" Son neveu est mort sous les coups ; enfin, R. a été transféré au bloc opératoire pour subir une intervention chirurgicale. Après, il a été emprisonné, sans suivi postopératoire : sa jambe s'est infectée et, six jours plus tard, a été amputée d'office par un médecin militaire. On me montre une photo de lui à sa sortie : la peau jaune, les traits tirés, cadavérique, mais doucement heureux d'être vivant. "Ils m'ont tué, là-bas, achève-t-il avec des yeux brillants. J'aurais dû y rester."
Ces pratiques ne représentent pas des cas isolés, des initiatives individuelles menées par sadisme ou excès de zèle, hors de tout contrôle. Au contraire, elles sont codifiées et font l'objet d'un règlement antérieur à la révolte actuelle, comme en témoigne Abu Salim, un médecin militaire qui a servi deux ans dans les moukhabarat, les services de sécurité de l'armée, avant de rejoindre le camp de la révolution pour diriger une clinique de fortune dans un quartier d'Homs.
"Quelle est la mission d'un médecin au sein des moukhabarat ?, commence-t-il calmement. Je vais vous l'expliquer. Premièrement : maintenir en vie les personnes soumises à la torture pour qu'elles puissent être interrogées le plus longtemps possible. Deuxièmement : dans le cas où la personne interrogée perd conscience, lui apporter les premiers soins pour que l'interrogatoire puisse continuer. Troisièmement : superviser l'utilisation des produits psychotropes durant l'interrogatoire. Nous utilisions la chlorpromazine (un antipsychotique prescrit, d'habitude, pour soigner les schizophrènes), le Valium, et l'alcool à 90 o, par exemple, en en versant un litre dans le nez, ou bien en injection sous-cutanée. Quatrièmement : si la personne torturée a dépassé son seuil de résistance et se trouve en danger de mort, le médecin peut demander son hospitalisation. Ce n'est pas lui qui prend la décision : il écrit un rapport, et le responsable de l'interrogatoire décide d'accorder le transfert. Avant la révolution, presque tout le monde était transféré ; maintenant, ce sont seulement les détenus importants. Les autres, on les laisse mourir."
(http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/02/16/medecin-victime-bourreau_1644437_3218.html)