Le Monde diplomatique - 7 février 2012
Invité au Fouquet’s le soir de la victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, délesté d’une part importante de l’impôt sur la fortune qu’il acquittait avant 2007, Bernard Arnault n’est pas ingrat. En pleine campagne électorale de M. Sarkozy, le PDG de la multinationale du luxe LVMH a accepté de recruter les 93 ouvrières de l’usine Lejaby à Yssingeaux (Haute-Loire), dont le sort avait ému l’opinion et symbolisé la désindustrialisation du pays. Très vite, les médias en ont fait le héros de la mondialisation intelligente qui est compatible avec le « made in France », tout en se montrant moins diserts sur les 350 autres emplois du fabricant de lingerie qu’il reste à sauver, comme à Rilleux-la-Pape, au siège de la société, où 150 salariés doivent être licenciés aux alentours du 7 février. Il n’empêche : l’opération cousue de fil blanc menée par M. Arnault se devait d’être célébrée.
Le 3 février, l’homme le plus riche de l’Hexagone (et quatrième fortune mondiale) est naturellement l’invité de Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1 (1), ce qui permet à M. Arnault de chanter ses propres louanges sans risquer d’être contredit par un journaliste connu pour sa prévenance à l’égard des grands patrons. Surtout quand ceux-ci sont également d’importants annonceurs d’Europe 1. Extraits :
Jean-Pierre Elkabbach : — Il y a une sorte de gratitude [des salariées de Lejaby]. Vous avez donné votre accord pour sauver Lejaby ?
Bernard Arnault : — Je suis très fier que le groupe LVMH ait permis d’aboutir à une solution qui permette de sauver 93 emplois à Yssingeaux.
J.-P. E. : — Et vous donnez des chances à des artisans.[...]
B. A. : — Nous poursuivrons notre politique d’investissements en France. [Il égrène la liste des produits LVMH qui se vendent bien — publicité gratuite.]
J.-P. E. : — On ne va pas faire la liste de tout ce que vous faites. Il y a tellement de produits.
B. A. : — Je peux essayer de vous vendre mes produits.
J.-P. E. : — C’est toute la matinée qu’il faudrait y passer…
B. A. : — C’est une industrie [le luxe] qui permet d’exporter le « made in France » sur l’ensemble de la planète et donc qui permet de faire rentrer des devises en France. Et comme on vient de le montrer à Yssingeaux, de créer de l’emploi productif dans notre pays. [...] C’est tout à fait en dehors de l’élection que nous avons cette politique et cette pratique. Pour nous, le « made in France » est tout à fait fondamental et cela fait des années que nous augmentons le nombre d’artisans qui travaillent dans nos ateliers sur le territoire français.
[Jean-Pierre Elkabbach opine en citant Maurice Lévy, le patron de l’agence Publicis (2), qu’il a déjà invité à de nombreuses reprises sur Public Sénat et sur Europe 1.]
B. A. : — En France il faut développer l’esprit d’entreprise. Ce sont les entreprises et les entrepreneurs privés qui peuvent permettre de développer des activités contre le chômage, et eux seuls à mon sens. Donc il faut essayer de les motiver, il faut essayer de les cajoler, il faut probablement éviter de chercher par tous les moyens d’augmenter leurs taxes, d’augmenter la complication de fonctionner. Je m’adresse à l’opinion publique en général. Il est très important — et c’est un des problèmes de la France — que les entrepreneurs soient reconnus. [...] Il est très important pour une entreprise du CAC 40 d’avoir des actionnaires contents. Et moi, je tiens à soigner mes actionnaires, je peux le faire, j’ai la chance de pouvoir le faire compte tenu des résultats du groupe.
Le même jour, sous le titre « Bernard Arnault, l’enfance est un destin », France 5 consacrait un portrait au roi du luxe, écrit par le journaliste Guillaume Durand et réalisé par Gilles de Maistre, lequel travaille à Radio Classique, propriété de M. Arnault. Selon Le Canard Enchaîné du 1er février 2012, le portrait diffusé par la télévision publique n’est « pas franchement sévère ». Le dossier de presse indique, sans sévérité inutile, que le grand patron « collectionne les superlatifs d’une réussite sans faille (3) ».
Ses actionnaires en sont contents aussi. Ses ouvrières un peu moins, qui doutent parfois que la réussite soit « sans faille » (4).
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(1) « Lejaby : “Je suis très fier” », L’interview de Jean-Pierre Elkabach, Europe 1, 3 février 2012.
(2) Lire Marie Bénilde, « Publicis, un pouvoir », Le Monde diplomatique, juin 2004.
(3) France 5 & vous, 10 janvier 2012.
(4) En 2007, lors de l’assemblée générale de LVMH, Bernard Arnault, qui n’était pas le héros du « made in France », avait justifié ainsi la délocalisation de certains emplois textiles liés à la marque Givenchy : « Est-ce que Givenchy doit être le seul, sur le marché international, à payer ses costumes le double du prix que paient ses concurrents? Qu’est-ce que vous en pensez, en tant qu’actionnaires de LVMH ? Alors moi, je ne suis pas responsable, si vous voulez, des problèmes qui sont structurels à l’évolution de cette mondialisation, de cette européanisation. » (Cité par François Ruffin, « “On ne peut pas desserrer l’étau, ou on ne veut pas?” », Le Monde diplomatique, mars 2009. Lire, sur le même sujet, « Insolite face-à-face entre ouvrières et actionnaires », Le Monde diplomatique, août 2008.)
(http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2012-02-07-Bernard-Arnault)