Éditorial du Monde diplomatique de Janvier 2012
par Serge Halimi
Les sommets de dirigeants européens se suivent et échouent ; la Maison Blanche et le Congrès se querellent sans résultat. « Les marchés » l’ont compris, et traitent dorénavant les élus comme des canards sans tête, simples jouets des forces qu’ils ont eux-mêmes enfantées et qu’ils ne savent plus maîtriser. Au même moment pourtant — en France, en Russie, aux États-Unis et ailleurs —, des élections présidentielles se préparent. Elles saturent l’espace civique et médiatique, créant un sentiment irréel de déconnexion entre le dire et le faire. Car même si on n’attend pas grand-chose des candidats, voire plus rien du tout, au moins ils sont connus — leur parcours, leurs défauts, leurs alliés, leur entourage, leurs réseaux. L’attention de la population se porte donc plus volontiers sur MM. Barack Obama et Newton Gingrich, sur MM. Nicolas Sarkozy et François Hollande, que sur les fonds spéculatifs et les institutions de crédit. Mais à quoi servent-ils encore ?
M. Sarkozy, dont la politique monétaire est l’ombre portée des intérêts de BNP Paribas (1), reproche au premier ministre britannique David Cameron de vouloir faire de la City de Londres « une zone offshore au cœur de l’Europe ». Tout aussi indigné, le ministre des finances allemand, M. Wolfgang Schäuble, pourfend « la cupidité sans limites, la recherche de profits toujours plus élevés sur les marchés de capitaux qui ne sont pas pour rien dans la crise bancaire et économique, puis plus tard celle de pays entiers, à laquelle nous sommes confrontés depuis 2008 (2) ». Cela n’empêche nullement M. Schäuble de livrer à cette « cupidité sans limites » une demi-douzaine de nations européennes ruinées et exsangues. « Il serait fatal de supprimer complètement les effets disciplinaires des taux d’intérêt qui augmentent, leur explique d’ailleurs M. Jens Weidmann, président de la Bundesbank, la banque centrale allemande. Quand le crédit devient plus cher pour les États, la tentation d’emprunter diminue fortement (3). » Et si les pays les plus endettés n’apprennent pas à contenir leurs « tentations », si la récession leur interdit un retour à l’équilibre financier, si les « profits toujours plus élevés » de leurs créanciers les étranglent, l’Union européenne les aidera en leur infligeant une amende... En revanche, les banques privées continueront à disposer de tous les crédits qu’elles réclament pour presque rien. Elles pourront ainsi prêter aux États endettés en réalisant un joli bénéfice. Aux coupables, les mains pleines !
Les douceurs qu’on réserve au capital n’interdisent pas qu’on le vitupère. C’est même à ce paradoxe-là que dorénavant on reconnaît une période préélectorale. Le 6 décembre dernier, au Kansas, le président Obama a donc averti ses concitoyens que la mobilité sociale et la démocratie étaient menacées dans leur pays : « L’inégalité déforme notre démocratie. Elle donne une voix disproportionnée à ceux qui peuvent se payer des lobbyistes. (...) Les abattements fiscaux profitent aux plus riches. Certains milliardaires ont un taux d’imposition de 1 % — 1 % ! » M. Obama signala par ailleurs que « le marché n’a jamais été une licence pour prendre tout ce qu’on peut à qui on veut » et qu’il fallait « reconstruire la classe moyenne de ce pays ».
Nul ne croit qu’il accomplira cet objectif, ni qu’il réduira l’emprise de l’argent sur le système politique, ni qu’il réformera la fiscalité. Il n’en a rien fait depuis trois ans et ne se donne aucun moyen d’y parvenir au cas où il serait réélu. En cela, il incarne bien ce que le système actuel est devenu : une coque de noix à la dérive sur laquelle vocifère un capitaine dégradé pendant que l’ouragan se lève. Si cette année électorale ne témoigne pas d’une volonté politique et des moyens appropriés pour reprendre à la finance le pouvoir qu’elle détient, les prochains scrutins ne serviront à rien.
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(1) M. Michel Pébereau, qui vient de céder la direction de BNP Paribas, est intervenu à plusieurs reprises ces derniers mois pour que l’aide du gouvernement français au secteur bancaire et les propositions de Paris relatives à la dette souveraine favorisent sa banque, lourdement exposée en Grèce et en Italie. Cf. « Michel Pébereau, le banquier dans les coulisses de l’Élysée », Le Monde, 2 décembre 2011.
(2) Cité par Les Échos, Paris, 16-17 décembre 2011.
(3) Cité par The New York Times, 14 décembre 2011.
(http://www.monde-diplomatique.fr/2012/01/HALIMI/47161)