Slate.fr - 31.12.2011
par Emmanuelle Talon
En Israël, l’écrivain Yoram Kaniuk vient d’être reconnu juif « sans religion » par le Tribunal de Tel-Aviv. Une décision présentée par ses supporters comme un pas majeur vers une séparation du politique et du religieux.
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C’est une première dans l’histoire d’Israël. L’écrivain Yoram Kaniuk vient de remporter la bataille qui l’opposait au ministère de l’Intérieur de son pays. Il lui aura fallu pour cela de la patience. Mais dans un jugement rendu le 2 octobre, le Tribunal de Tel-Aviv lui a octroyé le droit de ne plus être officiellement répertorié comme étant de religion juive, conformément à la loi fondamentale sur la dignité humaine et la liberté.
Car en Israël, le registre national de la population mentionne la religion des individus (75% sont juifs, 17% musulmans, 2% chrétiens, 1,5% druzes et 4% sans religion) aux côtés de leur nationalité (non pas « israélienne » mais « juive » ou « arabe » pour les personnes nées sur le territoire national). Et si la loi permet de passer d’une religion à l’autre en produisant un certificat de conversion, il était jusque là impossible à un juif de basculer dans la catégorie « sans religion ».
Au terme d’une longue procédure judiciaire, Yoram Kaniuk y est pourtant parvenu: il reste « juif » par sa nationalité mais devient le premier Israélien à pouvoir légalement y accoler le qualificatif « sans religion ».
« Juif par culture »
Figure majeure du paysage littéraire israélien et homme de gauche engagé, Yoram Kaniuk, 81 ans, a publié une quinzaine de livres, traduits en 25 langues (son ouvrage
À la vie, à la mort vient d’être publié par Fayard). Né en 1930 à Tel-Aviv, il a combattu dans la Haganah lors de la guerre d’indépendance de 1948 et a reçu cette année le prix Sapir, l’une des plus prestigieuses distinctions littéraires israéliennes. En France, il a également obtenu le Prix des droits de l’homme en 1997.
La démarche par laquelle il s’est légalement dépouillé de sa religion juive est pour lui une manière de rester fidèle à l’esprit des pères fondateurs de la nation: «
la Déclaration d’indépendance israélienne ne fait pas référence à Dieu; elle est empreinte de valeurs laïques. Quand les juifs n’avaient pas d’État, leur seule façon d’exister en tant que juif était la religion, mais aujourd’hui c’est différent, nous n’en avons plus autant besoin: elle n’est plus qu’une part de notre histoire ».
S’il se considère comme profondément « juif par culture », sa démarche résulte aussi d’une déception par rapport à ce qu’est devenu, selon lui, le judaïsme: «
le judaïsme a été détruit en Israël. À l’origine, c’était une religion ouverte, qui encourageait la discussion et prônait un rapport direct entre l’homme et Dieu. Aujourd’hui nous avons des “chefs rabbins” et tout un cortège de règles ridicules, comme le fait de ne pas pouvoir allumer l’électricité pendant le shabbat. Du coup, on invente des ascenseurs spéciaux pour que personne n’ait à appuyer sur le bouton! »
Un échec du camp laïc?
Les critiques contre Kaniuk ont été nourries et solides. Émanant notamment de la droite religieuse, elles soulignent qu’on ne renonce pas à sa judéité en rayant une mention sur un bout de papier et que, de ce point de vue, la démarche de l’écrivain est futile: d’après la loi juive, «
un juif, bien qu’il ait pêché, reste un juif » (Sanhédrin 44a).
D’autres estiment que Kaniuk incarne l’ultime échec du camp laïc à proposer une définition moderne de ce que signifie « être juif »: «
Kaniuk et ses supporters reconnaissent leur défaite: ils nous apprennent que 63 ans après l’indépendance d’Israël et après 114 ans de sionisme politique, le camp laïc a finalement renoncé à proposer sa propre définition du judaïsme à l’époque moderne », » écrit le journaliste Anshel Pfeffer.
Mais des voix religieuses se sont aussi élevées, empathiques, comme celle du rabbin Gideon Sylvester, rabbin de la
British United Synagogue en Israël et directeur du Centre d'études religieuses du Judaïsme et des Droits de l'Homme à l'Université hébraïque de Jérusalem.
Dans un article publié par
Haaretz, il estime que «
beaucoup de traditions juives (…) sont belles, chaleureuses et attirent aussi bien Juifs religieux que laïcs. Hélas, tout cela est éclipsé par les méthodes coercitives de certains leaders religieux. Notre religion exige certes de la minutie mais quand le respect maniaque du rituel devient la raison d’être du judaïsme, il engloutit les splendides messages éthiques de notre tradition ».
« Kaniukisation »Dans les cercles laïcs de gauche, la décision du Tribunal de Tel Aviv a eu un retentissement majeur: l’avocate de Yoram Kaniuk, Yael Katz-Mastbaum, a reçu «
une cinquantaine de demandes émanant de toutes sortes de gens, dont la majorité a entre 20 et 30 ans et qui souhaitent eux aussi devenir des “sans religion” ». Le 9 octobre, 200 personnes se sont réunies à Tel-Aviv, à l’initiative du poète Oded Carmeli pour déposer des demandes similaires à celles de Yoram Kaniuk. Et cette démarche porte désormais un nom: « se faire kaniukiser ».
«
Une personne doit pouvoir vivre selon ses croyances, estime Oded Carmeli. Aux États-Unis, il y a bien plus de manières d’être juif qu’en Israël. Ici, l’establishment religieux prétend représenter le judaïsme originel, mais c’est un mensonge. Si le roi David entrait dans Jérusalem aujourd’hui, il serait horrifié ! La manière de s’habiller, les traditions… plus rien n’est juif! ».
Pour tous les candidats à la « kaniukisation », cette décision est perçue comme un pas majeur vers une séparation du politique et du religieux dans un État défini comme « juif et démocratique » par la jurisprudence de la Cour suprême. Elle s’inscrit dans la lignée de la loi sur le mariage civil, adoptée en 2010, et qui permet désormais à deux personnes identifiées comme « sans religion » de se marier en Israël.
«
Ces décisions ouvrent une brèche dans le mur, estime Oded Carmeli.
Elles réduisent l’emprise de la religion sur nos vies ». «
Ce que nous voulons maintenant, c’est que la Cour Suprême reconnaisse aux gens le droit de quitter la catégorie “juif” pour la catégorie “sans religion” sans avoir à passer devant les tribunaux », explique Yael Katz-Mastbaum.
Si la décision de justice rendue en faveur de Yoram Kaniuk relance l’éternel et fondamental débat sur ce que signifie « être juif » — religion, culture ou nationalité?, elle radicalise aussi le divorce entre deux Israël, où ceux qui souhaitent réaffirmer le caractère juif de l’État (à l’instar du premier ministre Benyamin Netanyahu demandant aux Palestiniens de reconnaître Israël comme « État juif ») font face à ceux pour lesquels cette tendance met en péril la démocratie.
Dans l’un de ses articles les plus marquants, Yoram Kaniuk écrivait: «
nous devrions avoir notre propre solution à deux États: Israël et la Judée. Car nous n’avons rien en commun avec les religieux: nous ne leur parlons pas, ils ne nous parlent pas! »
(http://www.slate.fr/story/48141/yoram-kaniuk-demissionnaire-du-judaisme)