Challenges.fr - 02-12-11
Par Gilles Fontaine, envoyé spécial en Finlande
Décroché de la compétition mondiale, le fleuron finlandais lie son avenir à à l'américain Microsoft. Un choc pour le secteur high-tech du pays.
La nuit, le silence et le brouillard donnent à l'endroit l'apparence d'un décor de film noir. Cafardeux automne finlandais, prélude à la longue nuit hivernale... L'entrée du hangar est signalée par un puissant projecteur fiché dans la façade. Pousser la porte c'est entrer en dissidence. Assis autour d'une longue table en pin ils sont une dizaine de "dissidents" en cette morne soirée d'automne à avoir délaissé leur doux foyer pour cette réunion nocturne à l'invitation de Christian Lindholm. Quadras ou quinquagénaires, tous ont travaillé ou travaillent encore au sein de Nokia dont le quartier général se situe à un kilomètre de là.
Tous refusent de se laisser gagner par la morosité ambiante. Ce hangar où ils se rassemblent régulièrement, implanté au cœur de l'université de Helsink,i est déjà un lieu mythique en Finlande: l'Aalto Venture Garage, fondé il y a deux ans et demi par des étudiants du campus qui avaient décidé de prendre à revers la culture très conservatrice du pays en créant un espace dédié aux jeunes entrepreneurs et aux start-up.
Et c'est ici que Christian Lindholm a lancé son appel du 11 février. En quelques heures, cet ancien dirigeant de Nokia avait rameuté tout ce qui compte et agit dans le high-tech finlandais. Son cri de ralliement: "Let's reboot Finland!" Car il s'agissait bien, en cet instant fatidique, de faire redémarrer le pays, comme on relance un ordinateur bloqué par un bug. "Il était temps de voir les choses de façon positive, martèle Christian Lindholm, qui dirige à présent Fjord, une importante société de services Web. Cette initiative vise surtout à faire jouer les réseaux, à se soutenir... à voir le verre à moitié plein. Il y a dans ce pays un mélange de nationalisme, de bonne éducation, et surtout, une propension à ne jamais laisser tomber, sans doute à cause de notre climat."
Il fallait en effet se serrer les coudes ce 11 février 2011, jour de "l'annonce". Ainsi désigne-t-on pudiquement, en Finlande, la décision du nouveau patron canadien du groupe, Stephen Elop, ex-manager de Microsoft: équiper à l'avenir tous les nouveaux téléphones Nokia du système d'exploitation Windows de Microsoft. Une union contre nature pour beaucoup, mais elle devait permettre de stopper la longue glissade du Finlandais, qui ne possède plus que le quart d'un marché mondial du mobile qu'il contrôlait naguère à près de 50%. Ce partenariat entre les deux géants effaçait d'un coup les années d'efforts et les milliards d'investissement consentis par le fabricant Finlandais pour imposer son propre système, baptisé Symbian, l'arme fatale qui devait lui permettre de garder la haute main sur l'industrie du mobile et rivaliser avec Apple.
Fatale arrogance
Ce jour-là, c'est toute la Finlande qui est restée KO debout en voyant son ancien héraut technologique sceller son sort à celui de Microsoft. "C'était de la déception plus que de la colère", confie Olavi Toivainen, vieux briscard de Nokia, où il travaillait depuis 1998. Il fait partie des 1.400 cadres finlandais du groupe qui ont choisi de profiter du généreux plan de départs mis en place par le géant des télécoms juste après "l'annonce". Quelque 2 000 autres, membres de la division Symbian, doivent rejoindre le groupe de services informatiques Accenture qui sera désormais chargé du développement du système d'exploitation. Pour le meilleur et pour le pire...
Les anciens sont les plus diserts lorsqu'il s'agit de répondre à la seule question pertinente: pourquoi les choses ont-elles si mal tourné? "L'arrogance", lâche Reidar Wasenius qui a travaillé pour Nokia à la belle époque, entre 2000 et 2005. Homme de médias, il a notamment lancé le projet N-Gage, sa plateforme de jeux en ligne pour mobiles. "Nokia parlait un langage très différent de celui de l'industrie des médias, raconte-t-il. Les dirigeants pensaient qu'ils pourraient convaincre en montrant leurs muscles, ce qui est une façon très primitive de voir les choses."
Ainssi Vanjoki, 55 ans, est sans doute le mieux placé pour expliquer le gros dérapage de Nokia. Ce géant blond au regard bleu azur, réplique saisissante de l'acteur Daniel Craig, est l'ancien numéro deux du groupe. Assis à une table du très sélect Café Strinberg, il évoque cette période avec une colère rentrée. "J'ai passé mes trois derniers mois chez Nokia à identifier les erreurs de mon boss, c'est le job que m'avait confié le conseil d'administration", lâche-t-il en sucrant son café. Après vingt années passées dans le groupe, ce manager dynamique et ambitieux était programmé pour en prendre les commandes et succéder au taciturne Olli-Pekka Kallasvuo, surnommé OPK. Jusqu'à ce 11 septembre 2010, lorsque Jorma Ollila, ancien PDG et président du conseil d'administration, l'appela dans son bureau pour lui annoncer la nouvelle. Finalement, il ne serait pas numéro un.
À sa place, les administrateurs avaient choisi un homme de l'extérieur, un étranger, un Canadien. Pour la première fois depuis sa création en 1966, Nokia ne serait pas dirigé par un Finlandais. L'élu se nomme Stephen Elop, patron, depuis janvier 2008, de la très puissante division business de Microsoft, qui comprend notamment la suite Office, vache à lait de l'éditeur. "Dans la vie, il y a des moments où l'on prend des décisions en une nanoseconde. J'ai reçu la nouvelle, j'ai tourné les talons et je suis parti", raconte Ainssi Vanjoki, qui partage désormais son temps entre ses investissements dans diverses start-up finlandaises les conférences et les nombreuses chroniques qu'il publie dans la presse."Je ne m'imaginais pas travailler pour une autre compagnie, avoue-t-il. Rien ne pouvait remplacer l'aventure que j'avais vécue."
L'annonce de son départ est survenue à la veille de la conférence Nokia World, la grand-messe annuelle au cours de laquelle le groupe dévoile ses nouveautés. Le leader mondial des mobiles était alors au plus bas. Et son ancien numéro deux s'en allait, amer, tournant une page de l'histoire du fabricant. Son dépit était d'autant plus grand qu'il était absolument convaincu d'avoir détecté les dysfonctionnements ayant abouti à la décrépitude de l'empire: "D'abord, cette entreprise était obsédée par les coûts et l'innovation était dirigée par des gestionnaires. Ensuite, c'était une compagnie globale, dirigée avec des règles finlandaises."
Aucun des dirigeants de Nokia n'est jamais parvenu à incarner la formidable popularité de la marque. Christian Lindholm se souvient d'un courriel qu'il avait reçu au début des années 2000, alors qu'il était l'un des managers de la division terminaux du groupe. Un certain Jeff d'Amazon lui demandait s'il pouvait lui fournir un téléphone Communicator avant sa sortie officielle. "Mais il se prend pour qui, ce Jeff d'Amazon?" s'était-il exclamé... avant de réaliser qu'il s'agissait de Jeff Bezos, patron et fondateur du site marchand. Et de s'interroger: "Mais pourquoi ne s'est-il pas adressé au grand patron?" L'explication était effarante de simplicité: personne ne connaissait le nom du grand chef de Nokia.
Des méthodes américaines
L'anecdote révèle l'isolement dans lequel le fabricant s'est peu à peu enfermé. En comparaison de ses prédécesseurs, le nouveau PDG, Stephen Elop, fait figure de pop star. A 48 ans, il a déjà piloté quelques fleurons du high-tech américain: avant Microsoft, il a notamment dirigé l'éditeur de logiciels Macromedia ainsi que l'équipementier de télécoms Juniper Networks. Et l'homme semble avoir du mal à rester en place plus de deux ans. Les salariés de Nokia ont pu goûter la méthode Elop quelques mois après son arrivée et quelques jours avant l'annonce du partenariat avec Microsoft, en découvrant sur leur messagerie électronique un message de leur nouveau patron aux accents apocalyptiques: "Nokia, notre plateforme est en feu [ ...]. Nous avons été largués, nous avons raté les grandes tendances et nous avons perdu du temps. "
Christian Lindholm, qui a toujours des rapports d'affaires avec Nokia, répond en un éclair quand on lui demande en quoi Elop est un manager différent: "Deux heures! Envoyez-lui un e-mail, et il vous répondra au plus tard dans les deux heures, tandis qu'avec son prédécesseur, OPK... c'était plus compliqué." Le patron canadien ne débranche jamais. Après l'annonce du 11 février, un dirigeant de Google se gaussait sur Twitter en écrivant que "deux dindes ne font pas un aigle". Elop n'avait pas mis longtemps à répondre, par la même voie: "Deux fabricants de bicyclettes de Dayton, Ohio, un jour, décidèrent de voler", allusion lyrique aux frères Wright. Stephen Elop a le sens de la formule. Mais, pour beaucoup, il a fait perdre son âme à Nokia. Anssi Vanjoki est de ceux-là: "Nokia est un écosystème planétaire. Avec cet accord, la gravitation du système s'est déplacée à Seattle. C'est là-bas que les décisions se prennent désormais, avec dix heures de décalage horaire." Les Microsofties ont incontestablement pris le pouvoir.
Mercredi 26 octobre 2011, Londres, 10 heures du matin. Le groupe finlandais avait convié 6.000 analystes, partenaires et journalistes à découvrir ses premiers smartphones fonctionnant sous Windows Phone. Il y avait quelque chose d'étrange à voir sur scène Stephen Elop, ancien de Microsoft, vanter la qualité du partenariat avec le géant américain, puis introduire l'un de ses lieutenants, Kevin Shields, autre ex-Microsoft. Et ce dernier de bondir sur l'estrade, brandissant le nouveau Nokia Lumia 800 et hurlant "AWESOME! " à vous en déchirer les tympans, dans le plus pur style du bouillonnant patron de Microsoft, Steve Ballmer.
"C'est un changement culturel énorme à l'intérieur de l'entreprise", admet le tout nouveau et très jeune directeur général de Nokia France, Paul Amsellem. "L'entreprise ne s' est pas rendu compte qu'elle ne fascinait plus le marché. Elle a une seconde chance avec Stephen Elop." Ce manager de 38 ans, qui fut "serial entrepreneur" avant de rejoindre les rangs de la multinationale en juillet dernier, incarne la nouvelle ligne que le PDG canadien veut donner à la direction du groupe. Une nouvelle tendance qui a le don d'énerver Ainssi Vanjoki, décidément très pessimiste: "Nokia n'est pas une PME, c'est une entreprise mondiale, une compagnie emblématique... Ce qui en train de se passer est une catastrophe."
Déconfiture finlandaise
C'est en tout cas un coup dur pour la filière high-tech finlandaise. Jyrki Ali-Yrkkö est l'un des meilleurs spécialistes de Nokia, sur lequel il a déjà produit plusieurs ouvrages. Dans son bureau très dépouillé de l'Institut finlandais de recherche économique, en plein centre de Helsinki, il évoque la lente déconfiture de l'ancienne gloire nationale qu'il résume en deux chiffres: en 2000, le groupe constituait 4% du PIB finlandais. L'an dernier, il n'en représentait plus que 1,2%. Pour appuyer son raisonnement, il pose devant lui un grand bol de petit déjeuner rempli de composants électroniques. "C'est un N95", précise-t-il, un téléphone haut de gamme sorti par Nokia en 2007.
"Au début des années 2000, environ 300 sociétés finlandaises travaillaient pour Nokia, représentant quelque 20.000 emplois", rappelle-t-il. Solennellement, il retire une à une les pièces du bol, les pose sur la table et décline la liste des vaillants sous-traitants tombés au combat: le producteur de l'antenne a disparu; Eimo, le fabricant de la coque de l'appareil, a fermé ses portes en octobre dernier, huit ans après son rachat par Foxconn; le spécialiste du design industriel, Perlos, a été vendu au taïwanais Lite-On... "Autant citer les partenaires industriels qui ont survécu", résume Jyrki Ali-Yrkkö. Leur nombre tient sur les doigts des deux mains.
En 2003, au faîte de sa splendeur, Nokia représentait 21% de l'impôt sur les sociétés dans le pays. Il n'en pèse plus que 3%. Loin de s'alarmer, l'économiste y voit l'effet d'une purge nécessaire. "L'entreprise a sans doute connu une gloire excessive, explique-t-il. Nokia ne produit plus aujourd'hui le même impact sur le PIB, et pourtant, la Finlande est toujours là. A l'avenir, l'industrie high-tech reposera plus sur des PME innovantes." Quelques jeunes sociétés commencent ainsi à se construire une réputation internationale, notamment dans l'industrie du jeu vidéo, avec des acteurs comme Rovio, créateur du succès planétaire Angry Birds.
A quelques pâtés de maisons, le siège du patronat finlandais donne directement sur le port, d'où les ferrys géants prennent la mer pour rejoindre la Suède. L'immeuble avait été construit pour héberger le Comité olympique des Jeux de 1952, la manifestation qui a métamorphosé le pays, tout comme Nokia a transformé la société finlandaise un demi-siècle plus tard. "Nokia n'a jamais eu besoin du patronat finlandais pour se faire entendre", plaisante Penna Urrila, économiste à la Confédération des industries finlandaises.
Nokia était une organisation patronale à elle toute seule, composée de membres influents et fortunés. En 2000, l'ex-PDG Jorma Ollila a payé 6 millions d'euros à l'État finlandais. "Grâce à leurs stock-options, les Nokians ont longtemps représenté 90% de la liste des plus gros contribuables publiée chaque année dans la presse nationale", raconte Penna Urrila. L'ex-première capitalisation boursière européenne n'est plus que la quatrième valeur à la Bourse de Helsinki, mais les salariés de Nokia ont accumulé une fortune considérable au cours des quinze dernières années.
Des entrepreneurs rebelles
Le gros des bataillons de Nokia a aujourd'hui la quarantaine. Après avoir beaucoup bourlingué à l'international, appris plusieurs langues et s'être frottés aux techniques du marketing et de la vente, ces superbusinessmen aspirent, pour la plupart, à rester au pays, s'occuper de leur famille, et en particulier de leurs ados, en âge de rentrer à l'université. Leur savoir-faire ne quittera donc pas forcément la Finlande et pourrait aider à faire évoluer les mentalités. "Nous n'avons pas la culture entrepreneuriale, nous ne sommes pas du genre à vendre notre maison pour créer notre société", lâche Christian Lindholm.
Le jeune Ville Simola est prêt à tout pour démentir son aîné. Il faisait partie du groupe d'étudiants qui ont commencé à squatter un vieux hangar sur le campus d'Aalto pour le transformer en Venture Garage, devenu fabrique à start-up avec des émules dans une dizaine de villes en Finlande. "Je suis un rebelle, s'exclame-t-il. Je fais partie de ceux qui se sont élevés contre les approches trop traditionalistes qui rongent ce pays. Tout le monde veut travailler pour de grandes entreprises comme Nokia, mais cela doit changer."
Le 13 octobre dernier, un groupe d'entrepreneurs iconoclastes a décidé de démythifier la défaite, en invitant des personnalités comme Jorma Ollila ou Peter Vesterbacka, dirigeant de Rovio, à raconter publiquement leurs erreurs. Et ce qu'ils en ont appris pour rebondir. Une initiative couronnée de succès: une journée nationale a été instaurée. Désormais, chaque année, le 13 octobre, les Finlandais célébreront l'échec.
(http://www.challenges.fr/high-tech/20111201.CHA7596/la-chute-de-la-maison-nokia.html)