Reportage | LEMONDE | 18.11.11 |
par Mathilde Gérard
Séville (Espagne) Envoyée spéciale - "Antonia, tu mets combien ? - 20 euros. - D'accord, je note : "Antonia Avalos Torres, 20 euros." Maintenant, signe le registre. Alfonso, combien mets-tu ? - 50 euros. - Eh bien, tu es riche !"
On les appelle les tontines en Afrique, les susus au Venezuela, les arisan en Indonésie et les... CAF en Espagne, pour "communautés autofinancées". Le principe est simple : avec pour outils une caisse métallique et un registre, un groupe de 10 à 30 amis met de l'argent de côté et s'en prête, à des conditions définies en commun. A Mairena de Aljarafe, dans la banlieue de Séville, ils sont sept femmes et un homme pour leur première réunion.
Toutes sont mères célibataires, ont fui un mari violent et se sont connues par le biais de la Fondation Ana Bella, une association locale qui lutte contre les violences domestiques. Ces femmes dynamiques, qui ont payé cher leur indépendance, essayent aujourd'hui d'imaginer leur équilibre économique. Pour la plupart, tenir un livre de comptes et épargner est une première. Alfonso Mariscal Copano est un ami de longue date. Il travaille dans une banque, ce qui a certainement rassuré ce groupe féminin et contribué à son intégration.
"Jamais je n'avais mis d'argent de côté. Avec mon banquier, on ne s'est jamais bien entendus", explique en riant Antonia Avalos Torres, sémillante Mexicaine, qui vit depuis quatre ans à Séville avec un garçon de 27 ans et une fille de 16 ans. Il y a quelques mois, Antonia a été invitée à Barcelone pour animer des ateliers sur les violences faites aux femmes.
N'ayant pas de quoi payer le billet d'avion, elle emprunte à une amie, mais se rend compte qu'il serait utile d'avoir de l'argent de côté pour de telles occasions. C'est là que les membres de la Fondation Ana Bella entendent parler des CAF. Elles contactent alors Jean-Claude Rodriguez, promoteur de ces communautés en Espagne, et sollicitent une formation.
Ce professeur d'économie à l'université Ramon Llull de Barcelone a été séduit par le principe des susus après plusieurs années au Guatemala et au Venezuela. De retour en Espagne en 2004, Jean-Claude Rodriguez crée les premières CAF en Catalogne. "Nous avons commencé avec un groupe de Sénégalais, un Latino-Américain et un groupe d'amis, explique ce militant d'une microfinance responsable. Aujourd'hui, on compte cinquante groupes à Barcelone, et quelques dizaines à Madrid, Valence, Saragosse, Santander."
La Fondation Ana Bella est la première à implanter une communauté en Andalousie. Depuis l'éclatement de la bulle immobilière en 2008 et la perte de confiance dans les banques, le développement des CAF s'est accéléré comme une réponse aux difficultés d'accès au crédit, "mais le mouvement reste encore confidentiel", admet l'économiste.
Les femmes sévillanes ont parfaitement retenu les règles parfois complexes de fonctionnement des CAF, qui impliquent notamment qu'à chaque crédit correspondent deux garants.
D'autres règles font l'objet de plus de discussions, comme celle qui oblige à assister à chaque réunion, faute de quoi une amende de 3 euros est imposée. "C'est important que tous participent aux réunions, parce qu'on n'est pas une simple banque, on est un réseau de solidarité", souligne Antonia.
Certains voudraient assouplir cette amende, mais Chary Contreros tranche : "Les statuts sont les statuts. On ne va pas faire des exceptions dès la première réunion." Et Gracia rajoute : "Dès qu'on parle d'argent, il faut que les règles soient très claires." A l'issue de la réunion, par sécurité, la caisse et la clé ne partiront pas dans les mêmes poches.
Avec les années, Jean-Claude Rodriguez a tiré plusieurs leçons du développement des communautés. "Je pensais au départ que les CAF serviraient d'outil de crédit, mais les membres l'utilisent principalement pour épargner. En moyenne, le capital des membres augmente de 340 % la première année. L'objectif est de pallier d'éventuelles variations de revenus dans le temps."
Les CAF se montrent toutefois impuissantes face à certaines situations d'exclusion : elles ne peuvent atteindre par exemple des personnes très isolées socialement, car il faut être coopté. "Il y a quelques années, un groupe a dû exclure un jeune toxicomane, raconte Jean-Claude Rodriguez. Les CAF ne peuvent jouer le rôle de groupe thérapeutique." Mais le bilan est globalement positif et peu d'"emprunteurs" ont fait défaut. "Comme les membres se connaissent, la pression sociale est très forte : il est difficile de disparaître avec l'argent d'une caisse."
A l'issue de la réunion du groupe sévillan, Antonia confie : "C'est la première fois que j'épargne et je suis vraiment émue." Ses projets ? "Ça paraîtra peut-être frivole, mais je rêve d'offrir un voyage à mes enfants. Et j'aimerais pouvoir m'acheter des livres."
Sous sa gouaille et son charme, Antonia est pudique : dans un passé pas si lointain, sous la poigne d'un mari violent, s'offrir un livre pouvait peut-être passer pour de la frivolité. Le groupe a décidé qu'elle présiderait cette communauté. Elle en rit : "Moi qui ai toujours été fâchée avec les chiffres, imaginez, présidente d'une caisse d'épargne !"
(http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/11/18/a-seville-le-microcredit-pour-riposter-a-la-crise_1605984_3214.html)