Le Point.fr - 20/10/2011
Le Prix Nobel de littérature publie son discours de Stockholm, "Éloge de la lecture et de la fiction", et un nouveau roman, "Le rêve du Celte" (Gallimard), sur l'extraordinaire destin de Roger Casement, diplomate rebelle, du Congo à l'Amazonie, pendu en 1916 par les Britanniques.Le Point : Dans votre discours de réception du Nobel publié sous le titre Éloge de la lecture et de la fiction, vous racontez comment, dès l'âge de 5 ans, la lecture a transformé pour vous "le rêve en vie et la vie en songe". Est-ce en lisant qu'on devient écrivain ?
Mario Vargas Llosa : Oui, parce que la lecture éveille l'appétit pour la fiction, pour un monde imaginaire.
Y a-t-il eu un déclic ?Mes meilleurs souvenirs d'enfance en Bolivie sont des souvenirs de lectures, pas de camarades d'école. Mes héros s'appelaient d'Artagnan, Portos, Aramis, le capitaine Nemo, le Bossu ou encore Quasimodo. Ma mère m'a raconté que j'ai commencé à écrire, quand j'étais tout petit, la suite des histoires que je lisais. Lorsque je n'aimais pas la fin d'un livre, je la refaisais.
Et puis il y a eu tous vos maîtres, à commencer par Flaubert, qui vous a appris le travail et la discipline...La découverte de Flaubert a été pour moi fondamentale. Quand je suis venu à Paris, pendant l'été 1959, j'ai acheté Madame Bovary à La Joie de lire, la librairie de François Maspero, rue Saint-Séverin, et c'est en lisant que j'ai décidé de devenir écrivain...
Pourquoi ?
Ce que j'ai aimé, c'était le style réaliste et en même temps très soigné, où il n'y avait rien d'inutile et où tout collait tellement à l'histoire. Il a mis cinq ans à écrire Madame Bovary. Après ça, j'ai lu tout Flaubert. C'est un cas unique. Un écrivain qui, au début, n'a aucun talent. Il copie, il imite, il est verbeux et sans personnalité. Il s'est inventé à travers la discipline, le travail, la persévérance, l'ascétisme, un engagement fanatique, et il est finalement devenu un génie. C'était très encourageant pour quelqu'un qui, comme moi, pensait qu'il n'avait aucun génie. Alors, je me suis dit : c'est le modèle !
Paradoxalement, Madame Bovary, c'est quand même l'histoire d'une femme que la littérature assassine !Non. C'est l'histoire d'une femme que la littérature rend rebelle, une femme insatisfaite de la vie, de l'amour, de la passion, qui se révolte contre la médiocrité. Il y a une métaphore merveilleuse dans son personnage : elle voudrait que la vie soit comme celle des livres qu'elle lit, et ça crée une espèce de divorce entre elle et le monde qui l'entoure.
Pour vous, la fiction est plus qu'un divertissement : une nécessité indispensable. Est-ce vraiment toujours le cas ? Avec Alexandre Dumas, par exemple ?Oui, parce qu'il y a chez Dumas quelque chose de plus que le divertissement. L'amour, l'aventure et la vie. En même temps, je crois que la grande littérature peut être amusante. Pour moi, Les possédés, de Dostoïevski, est un livre très amusant.
Considérez-vous le roman comme un genre supérieur ?
Oui, parce que c'est un genre cannibale. On peut y mettre de tout. De la philosophie, de la poésie, des histoires.
Vous avez dit un jour : "Un écrivain ne choisit pas ses thèmes, ce sont les thèmes qui le choisissent." Comment avez-vous été choisi par le personnage de Roger Casement, né en 1864 et mort pendu en 1916, le héros rebelle de votre nouveau roman, "Le rêve du Celte" ?C'est une histoire vraie, celle d'un jeune homme fasciné par les grands explorateurs anglais, qui part en Afrique, convaincu que la colonisation est l'instrument de la civilisation. Au Congo, il découvre que la colonisation belge est monstrueuse et qu'il s'agit d'un système d'une cruauté que personne ne pouvait imaginer en Europe. Où chaque compagnie était un royaume féodal, où des Européens arrivés en Afrique parfaitement civilisés se sont changés sur place en petits Gilles de Rais.
Comment avez-vous découvert le personnage de Roger Casement, inconnu du grand public ?En lisant une biographie de Joseph Conrad. J'ai découvert que Casement a ouvert les yeux de Conrad quand celui-ci est allé au Congo.
Vous voulez dire qu'on doit à Casement l'écriture d'Au cœur des ténèbres ?
Tout à fait. Le système créé par Léopold II exacerbait la cupidité en exploitant au maximum toutes les richesses du pays, à commencer par le caoutchouc. Devenu diplomate britannique, c'est-à-dire colonisateur officiel, Roger Casement a fait un travail héroïque et souterrain en se documentant, avec une minutie incroyable, sur toutes les atrocités commises, qu'il transmettait aux petits groupes qui, en Angleterre ou en Belgique, luttaient déjà contre la colonisation. Il a accompli cette œuvre de démolition dans le secret le plus absolu en se dédoublant et en renonçant à tout ce en quoi il croyait. C'était en effet un Irlandais probritannique et en Afrique, dans un retournement saisissant, il s'est converti à l'indépendantisme irlandais, là encore secrètement, ça va de soi. En plus, il était homosexuel. À une époque où la morale victorienne était très forte, c'était encore quelque chose qu'il lui fallait cacher. Il a fini par devenir une figure très célèbre, ennemi de la violence colonisatrice et grand défenseur des peuples primitifs. Je suis allé au Congo, pour lequel il s'est battu pendant vingt ans. Tout le monde ou presque l'a oublié, alors qu'il ne s'est jamais laissé contaminer par cet esprit d'indifférence qui était la norme chez les coloniaux. C'est triste.
Vous vous êtes emparé de la vie du dictateur Trujillo dans La fête au Bouc ou de celle de Flora Tristan dans Le paradis - un peu plus loin. Qu'est-ce qui vous a décidé à vous embarquer dans un roman avec Casement ?
Le déclic, ça a été quand j'ai découvert qu'il était allé au Pérou. Que ce qu'il avait fait au Congo, il l'avait fait aussi en Amazonie. Qu'il avait un courage extraordinaire pour l'époque, et en même temps qu'il était un homme faible, avec énormément de contradictions. Des contradictions qui auraient dû le paralyser. Pourtant, jusqu'à la fin, il a été d'un courage extrême face à la société de son temps, mais surtout face à lui-même. Il aurait pu devenir fou, se suicider, mais, non, il a tenu. Ce genre de rébellion, cette façon d'aller à contre-courant, je l'admire beaucoup.
Mais des personnages en rébellion, des personnages qui disent non, il y en a beaucoup. Pourquoi celui-là ?
Parce qu'il a défendu des choses qui sont très importantes pour moi. C'est l'un des premiers Européens à avoir défendu les cultures primitives comme des cultures qui ont droit à l'existence, même si elles sont différentes. À l'époque de Casement, il était normal de croire qu'un Africain ou qu'un Indien d'Amazonie était un barbare, presque un sous-homme. Lui, il a vécu avec eux. Il a couché avec eux. Même s'il a beaucoup exagéré sur ce plan...
Que voulez-vous dire ?Casement, tous les témoignages le disent, était l'homme le plus poli du monde. Très embarrassé quand on prononçait devant lui des mots cochons. Un diplomate qui a travaillé avec lui au Congo, et qui est devenu par la suite un des ambassadeurs les plus importants de l'Empire britannique, a souligné la finesse de son expression, sa manière d'être en société et déclare qu'il est impossible que ce soit lui qui ait écrit les cochonneries qu'on lit dans ses journaux intimes, où l'on trouve des pages d'une vulgarité incroyable. Ce ne peut pas être la même personne. Ces journaux semblent avoir été fabriqués par la Couronne britannique pour le discréditer.
Mais vous aussi, vous avez écrit des cochonneries. Et quand on vous voit, on ne dirait vraiment pas que vous puissiez en écrire...C'est vrai, j'en ai écrit dans des romans, mais Casement les raconte sur lui-même. Il s'expose personnellement, dans une espèce d'exhibitionnisme maladif, voire de perversion. Et c'est, j'insiste, d'une vulgarité incompatible avec l'homme qu'il était et qui ne peut pas utiliser, comme on le lit dans ces journaux, des mots horribles pour dire qu'il fait l'amour sept fois de suite à un vagabond sous un arbre. Je crois que ces textes sont une fiction.
"Écrire fait de la mort un spectacle passager", avez-vous écrit dans votre conférence du Nobel...
Oui, car la mort en littérature n'est jamais effrayante. Cela reste toujours un spectacle. Vous êtes défendu contre elle parce que vous n'êtes pas à l'intérieur. La mort d'Ivan Illitch, chez Tolstoï, c'est cent pages sur la mort et pourtant vous en jouissez parce que c'est formidablement bien raconté. Raconter la mort, c'est aussi une manière de vous prévenir de la peur qu'elle inspire.
Le prix Nobel a-t-il changé quelque chose dans votre rapport à l'écriture, quand vous vous asseyez à votre table de travail et que vous vous dites que vous êtes désormais une sorte de "conscience universelle" ?Aucune. rire est une activité très solitaire, très intime, et aucun prix ne peut changer cela.
Cette question va vous paraître affreusement pessimiste, ou provocante, mais à l'heure de la culture du divertissement de masse, du divertissement planétaire et immédiat, à l'heure du divertissement audiovisuel et, mieux, multimédiatique, à quoi sert encore l'écrivain ?
Je ne crois pas que la littérature soit menacée par le divertissement audiovisuel. Parce que la littérature reste le seul moyen opérant pour maîtriser le langage. Et le langage, c'est ce qui est fondamental. Pas seulement pour vous permettre de vous exprimer d'une manière intelligente, nuancée, avec toutes les précisions que vous jugez nécessaires. Le langage, c'est ce qui permet à votre pensée de s'organiser. Le langage, c'est ce qui déploie et structure votre imagination, régit votre sensibilité, vos émotions, vos passions. Et cette richesse, vous ne pouvez pas l'acquérir en regardant la télévision ou en voyant des films : c'est le roman, la poésie, les grands essais qui vous la donnent.
Mais de nouveaux langages apparaissent sans cesse. Le langage de l'image, en ce début de XXIe siècle, semble bien plus puissant que le langage des mots...Je ne crois pas. Le langage de l'image est un langage très attirant qui vous donne beaucoup d'émotions instantanées, mais passagères. Très passagères. Seule la littérature, et notamment la fiction, peut vous donner la conscience que le monde, tel qu'il est, est mal fait, en tout cas qu'il n'est pas fait à la mesure de nos expectatives, de nos ambitions, de nos désirs, de nos rêves. Cette insoumission au monde tel qu'il est, seule la littérature vous la transmet, dès votre premier contact avec un livre, et ensuite d'une manière permanente, jusqu'à devenir une partie essentielle de votre personnalité. Et si l'on veut des sociétés qui soient libres, dynamiques, où fonctionne vraiment la démocratie, alors vous avez besoin de citoyens qui soient véritablement mécontents du monde tel qu'il est fait, qui aient soif d'absolu. La littérature provoque cela. Lire, c'est protester contre les insuffisances de la vie. Lire, c'est se mettre en état d'alerte permanent contre toute forme d'oppression, de tyrannie, c'est se blinder contre la manipulation de ceux qui veulent nous faire croire que vivre entre des barreaux, c'est vivre en sécurité.
La littérature est donc une machine à produire une insatisfaction... salvatrice ?
Oui, car elle vous fait désirer une autre vie, que la vie réelle ne peut pas vous donner, et forge donc des esprits critiques, épris d'idéal, tandis que l'extraordinaire machinerie audiovisuelle est là pour nous amuser et créer des sujets passifs et conformistes. Un monde sans littérature serait un monde sans insolence. Un monde d'automates.
(http://www.lepoint.fr/grands-entretiens/mario-vargas-llosa-lire-c-est-protester-20-10-2011-1388050_326.php)