Le Point.fr - 20/05/2011
par Marc Vignaud
Une restructuration est de moins en moins taboue. Sa mise en oeuvre est très risquée, mais peut être salutaire. Décryptage.
Pour beaucoup d'économistes, la dette grecque, qui a atteint près de 143 % du PIB en 2010 contre 105 % en 2007, est devenue insoutenable. Et ce, malgré les 110 milliards d'euros sur trois ans mis sur la table il y a tout juste un an par l'Europe et le FMI. Cette somme avait été calibrée pour faire face à une crise de liquidité, c'est-à-dire l'incapacité momentanée d'Athènes à se financer sur les marchés à des taux raisonnables. Or, le plan de rigueur imposé à la Grèce n'a pas permis d'inverser cette tendance. Il s'est révélé très défavorable à la croissance : la récession a atteint 4,5 % du PIB en 2010. Du coup, les recettes budgétaires ont été très décevantes. Le gouvernement socialiste de Georges Papandréou a bien coupé dans les dépenses de l'État, mais il a été incapable de s'attaquer réellement à la fraude fiscale, presque un sport national en Grèce. La dette devrait donc continuer à augmenter cette année et atteindre, fin 2011, 152 % du PIB. La situation budgétaire du pays est telle que même le versement prévu d'une nouvelle tranche d'aide de 12 milliards d'euros par l'Union européenne et le FMI le mois prochain pourrait être remis en cause pour non-respect des objectifs fixés. Comme la Grèce ne maîtrise pas sa politique monétaire, le gouvernement grec a les mains liées. Sa seule solution pour regagner en compétitivité serait d'accélérer la déflation (spirale des prix et des salaires), ce qui alourdirait encore le poids de la dette.
L'impossible retour sur les marchés
Si tout s'était passé comme prévu, Athènes devait être de nouveau capable d'emprunter sur les marchés à des taux raisonnables dès 2012 (jusqu'à 40 milliards d'euros). Or, la défiance des investisseurs l'en empêchera. Ils réclament des taux prohibitifs pour acheter de la dette grecque à moyen et long terme, parce qu'ils anticipent un défaut de remboursement. D'autant que celle-ci est de plus en plus détenue par la BCE, le Fonds monétaire international et le Fonds européen de stabilité financière (FESF, la structure mise en place pour venir en aide au Portugal et à l'Irlande), autant d'institutions qui devraient être remboursées en priorité en cas de problème. La Grèce manque surtout de crédibilité historique sur la réduction de ses déficits. Axiom, une société de gestion de portefeuilles spécialisée dans les instruments financiers de fonds propres pour les établissements de crédits et d'assurances européens, souligne dans une note que la Grèce est le seul pays européen qui doit parvenir à dégager un excédent budgétaire primaire (c'est-à-dire sans compter le remboursement des intérêts de la dette) "largement supérieur à son maximum historique depuis 20 ans" pour stabiliser son endettement.
Les risques d'une restructuration
Étant donné la situation, une restructuration de la dette grecque semble inévitable. Concrètement, cela revient à infliger des pertes aux détenteurs privés (et publics) de la dette souveraine grecque pour réduire le poids de l'endettement du pays. Une solution pour le moins risquée. C'est la raison pour laquelle de nombreux dirigeants européens refusent encore de l'envisager ou de l'évoquer publiquement. La BCE y est farouchement hostile, car cela pourrait déclencher un mouvement de panique sur les marchés. Comme les banques grecques sont de grands acheteurs de la dette souveraine de leur pays, une réduction de la valeur de leurs titres pourrait les mettre en difficulté et déclencher un bank run. Il y a surtout un risque de contagion aux autres pays périphériques de la zone euro (l'Irlande, le Portugal déjà aidés par le FMI et l'UE, mais aussi l'Espagne, voire l'Italie, puis la France). En cas de restructuration grecque, les investisseurs pourraient bouder la dette des autres pays périphériques, ce qui les pousserait, à leur tour, à restructurer. Les Européens craignent par ailleurs de récompenser les "spéculateurs" : des investisseurs ayant parié sur les CDS, ces produits financiers d'assurance contre un risque de défaut grec. Enfin, ils seraient contraints de financer la Grèce sur les deniers publics, cette dernière n'étant toujours pas en mesure de dégager un excédent budgétaire primaire.
Les autres solutions
Comment éviter d'en arriver là ? Le FMI et les Européens demandent à la Grèce d'accélérer le redressement de ses comptes, notamment par l'intensification des privatisations. Mais cela n'y suffira pas. La zone euro pourrait donc décider de remettre la main à la poche en accordant une aide supplémentaire. Elle pourrait aussi se mettre à accepter une augmentation de l'inflation. En laissant les prix monter jusqu'à ce qu'ils dépassent le taux d'intérêt auquel l'État grec a emprunté, elle ferait baisser le poids de sa dette. Cette solution a été préconisée par Olivier Blanchard, l'économiste en chef néo-keynésien du FMI, proche de la gauche. Mais son effet pourrait être annulé par une réaction des marchés qui feraient monter les taux d'intérêt. Une hausse de l'inflation au-dessus de l'objectif de stabilité des prix assigné à la BCE (2 %) a d'ailleurs été rejetée par les Allemands. Jean-Claude Juncker, le président de l'Eurogroupe (ministres des Finances de la zone euro), a donc proposé de miser sur la solidarité. L'idée serait de mettre la dette dans un pot commun en la finançant en partie par des obligations européennes. Mais cette solution n'est politiquement pas réaliste, les Allemands refusant de payer pour le reste de l'Europe.
La restructuration, le dernier recours
La solution la plus radicale - celle de la restructuration - serait donc, au final, la seule. Une telle issue ferait tomber un véritable tabou et modifierait durablement les rapports qu'entretiennent les États périphériques de la zone euro avec les marchés.
Sa mise en oeuvre peut prendre différentes formes : défaut, rachats coercitifs, offre d'échanges volontaires, offre de rachat... La plus efficace consiste à décider de baisser substantiellement la valeur faciale d'une obligation pour réduire drastiquement la dette. Mais c'est aussi la solution la plus risquée, car c'est aussi celle qui impose le plus de pertes aux investisseurs privés de façon unilatérale. Après un tel événement, la Grèce devrait se débrouiller sans les marchés financiers pendant très, très longtemps. C'est pourquoi cette voie n'est pour l'instant pas envisageable.
Une solution plus réaliste serait d'allonger la maturité des titres, c'est-à-dire de repousser leur remboursement après l'échéance prévue. Si l'intégralité de la valeur faciale du bon est bien remboursée, le retard implique tout de même une perte pour l'investisseur. Cela permet de gagner du temps pour résorber une crise de liquidité, mais n'a qu'un effet modéré sur le taux d'endettement. La solution est donc loin d'être idéale : elle brise le tabou selon lequel les dettes souveraines de l'Eurozone ne sont pas restructurées, comme peuvent l'être de vulgaires dettes de pays du tiers-monde, pour un bénéfice plus que douteux.
Procéder à la carte
Autre possibilité, la restructuration à la carte. Une partie de la dette grecque pourrait être rachetée par Athènes, aidée par l'Eurozone (via le FESF, ou par l'EFSF directement). Plusieurs indices montrent que la Banque centrale a cessé d'acheter des titres grecs, ce qui a pour effet de faire baisser leur valeur de marché et ouvre la voie à une solution raisonnable en termes de coût pour les Européens. Pour attirer les détenteurs privés qui enregistrent dans leurs comptes leurs titres à la valeur de marché (comme les fonds alternatifs) et souhaitent souvent se débarrasser du risque, une surcote serait offerte.
Pour ceux qui ne peuvent se permettre d'enregistrer une perte comptable, comme les banques, un échange pourrait être proposé. De nouvelles obligations de l'État grec avec garantie de la valeur du titre lui-même leur seraient octroyées en échange d'un report du remboursement et de taux d'intérêt réduits. L'objectif est de convaincre un maximum d'investisseurs.
Selon l'économiste Nouriel Roubini, en fonction des hypothèses macroéconomiques retenues, un rabotage de 20 à 50 % de la dette grecque serait nécessaire pour revenir à un endettement de 60 % du PIB d'ici... 2030.