Le Point - 12/05/2011
par Thomas Mahler
Trois mois après la polémique des célébrations nationales, la parution de "Céline", la monumentale biographie d'Henri Godard, plonge au coeur de la plaie ouverte de l'histoire littéraire française. "Céline", d'Henri Godard (éditions Gallimard). Photo : Louis-Ferdinand Céline à la sortie de son procès (au début des années 50) "
Je sais mettre le doigt sur la plaie ! Pas mon pareil pour cet exercice." Le docteur Destouches avait de quoi se vanter en écrivant à son éditeur, Gaston Gallimard, en 1954. Un demi-siècle après sa disparition, la plaie qu'il a ouverte au sein de l'histoire littéraire française n'est effectivement pas près de se cicatriser, à en juger la polémique de début d'année autour de la présence - puis de l'exclusion - de l'écrivain dans les célébrations nationales. "
Céline reste un auteur pas comme les autres", confirme Henri Godard. Professeur à la Sorbonne, ce spécialiste du roman français du XXe siècle, qui a aussi enseigné à Harvard et à Stanford, est l'universitaire qui connaît le mieux l’œuvre de Céline, dont il publie aujourd'hui une monumentale biographie. "
C'est quelqu'un qui suscite des avis tranchés, ajoute- t-il. Il y a ainsi toujours une partie de l'opinion qui le rejette complètement."
Tout aussi tranchée a longtemps été l'approche critique pour aborder le cas Céline : on sépare souvent, d'un côté, le pur génie et, de l'autre, le parfait salaud. Deux postulats supposés indiscutables, et une dichotomie pratique pour éviter d'affronter ce que Philippe Muray nommait un "
effrayant mystère". Comme l'homme, l’œuvre a, elle aussi, subi un coup de sécateur entre les romans et des pamphlets mis au placard. On pouvait ainsi écouter la fameuse "
petite musique" célinienne tout en se bouchant les oreilles devant l'affreuse fanfare militaire de
Bagatelles pour un massacre,
L'école des cadavres ou
Les beaux draps. Quitte à oublier que la violence stylistique des brûlots antisémites a contaminé la seconde partie de l’œuvre. Après la guerre, Céline a d'ailleurs lui-même défendu l'idée de n'être qu'"
un technicien, un styliste" sans message, une distinction entre le fond et la forme alors bien utile pour faire oublier ses errements idéologiques.
Dérives idéologiquesCette théorie des deux Céline est largement remise en question depuis une vingtaine d'années, dans le sillage d'une inflation de travaux d'analyse qui en font l'écrivain français le plus étudié aujourd'hui. "
Céline est maintenant envisagé comme un tout. On ne peut plus dissocier les haines de son génie", assure le pionnier Philippe Alméras, dont la biographie à charge sur les dérives idéologiques de son sujet - qui avait jeté l'émoi dans le petit monde des céliniens en 1994 - est rééditée.
En cette année qu'on n'ose pas nommer de "
célébration", un ouvrage majeur vient confirmer cette tendance à ausculter le patient Destouches. Sobrement intitulée "Céline", la biographie signée Henri Godard est un sommet dans l'étude célinienne et le couronnement d'une carrière consacrée à l'auteur de
Mort à crédit.
Godard a raison d'affirmer que le temps est venu d'"
échapper aux simplifications que devaient inévitablement entraîner les violences de l’œuvre", car rarement un livre a aussi bien dépeint les complexités de Céline. Cet ouvrage essentiel va contribuer à voir encore un peu plus clair parmi les légendes noires ou apologétiques que l'écrivain a engendrées. Il permet ainsi de faire un point sur les questions que continue à soulever Céline.
Céline est-il antisémite ?Oui, mais depuis quand ? La genèse de l'antisémitisme est la question à laquelle doit se confronter tout biographe de Céline. Henri Godard rappelle que, né quelques mois avant le début de l'affaire Dreyfus, le jeune Destouches a été biberonné à l'idée que les juifs sont des "
êtres à part", son père lisant
La Patrie, une gazette antisémite. En pensionnat, en Angleterre, il est si étonné d'y croiser un condisciple juif qu'il envoie une photographie de celui-ci à ses parents ! En 1916, il recopie dans une lettre cette citation d'Urbain Gohier : "
La littérature sera plus juive que jamais, c'est-à-dire morbide, mercantile, hystériquement patriotique." L'acte III de sa pièce de théâtre
L'Église, écrite en 1926-1927, présente une Société des Nations - pour laquelle travaille alors Céline - aux mains des juifs. Mais comment expliquer la transition vers un pamphlet aussi ouvertement violent que
Bagatelles pour un massacre ? Certains ont souligné le fait que sa compagne Elizabeth Craig l'a quitté pour retourner aux États-Unis vivre avec Ben Tankel, issu d'une famille d'immigrés juifs russes. Mais, pour Henri Godard, "
si on doit isoler une cause occasionnelle, c'est plutôt la déception qu'il a ressentie après la réception défavorable de Mort à crédit".
Ses errements idéologiques reflètent-ils la France de son époque ?Certes, mais il la dépasse en violence et en délire. Philippe Muray a beau faire de Céline un "
fils exemplaire de la France du XXe siècle", on ne peut limiter sa responsabilité sur la question idéologique à celle de porte-voix vociférant d'une époque riche en préjugés. "
Il représente dans son idéologie l'expression d'une couche de la population et est emblématique d'une génération pour laquelle rien ne pouvait plus être comme avant la Première Guerre mondiale, explique Henri Godard. D'autre part, avec ses soi-disant études biologiques, il a l'impression d'avoir des connaissances en matière de gènes. Mais, à partir de 1936, il perd tout contrôle et déborde largement l'époque." Philippe Alméras, lui, va, plus loin : "
Il a été, en France, l'un de ceux qui se sont les plus approchés de la doctrine nationale-socialiste..."
Céline a-t-il collaboré ?Oui, sur le plan moral. Non, d'un strict point de vue de ses actions. La nuance importe-t-elle ? "
Il n'a fait partie d'aucune institution de collaboration, et il n'y a pas de contribution formalisée et rémunérée avec les journaux collaborationnistes, explique Henri Godard. Mais, d'autre part, il ne se gênait pas pour leur envoyer des lettres dont il savait parfaitement qu'elles seraient publiées." Le 15 juin 1942, dans une missive à l'intention de
Je suis partout, Céline déplore une France "
plus dreyfusarde que jamais", alors que le port de l'étoile jaune vient de devenir obligatoire en zone occupée... Autres faits plus que compromettants : Céline publie en 1941 un nouveau pamphlet Les beaux draps (interdit par Vichy en zone sud !), et réédite en 1943
Bagatelles pour un massacre.
Céline est-il un auteur maudit ?Non, car on n'est pas un auteur maudit quand se vendent, encore aujourd'hui, 50 000 exemplaires par an, et en poche, du
Voyage au bout de la nuit. Évidemment, dès son retour d'exil en 1951, Céline devient le "
reclus de Meudon" et se présente volontiers en persécuté. Il posera régulièrement en guêtres pour les photographes, façon mi-clochard mi-Diogène. Une déchéance visiblement bien orchestrée : "
C'est la plus grande opération de com jamais effectuée par un écrivain", décrypte David Alliot, qui propose avec
D'un Céline l'autre un formidable portrait kaléidoscopique uniquement constitué de témoignages en partie inédits. "
Convaincu de son génie, il va tout faire pour assurer sa postérité. Aujourd'hui, ça marche encore." Banni pendant quelques années de la République des lettres, Céline connaît un retour en grâce médiatique dès la publication
D'un château l'autre. Pourtant, l'image de maudit lui reste collée à la peau, même si, côté librairies et universités, où il est l'un des auteurs les plus lus et les plus commentés, il n'a rien d'un paria.
Céline, d'Henri Godard (Gallimard, 580 p.).