Libération.fr - 11.04.2011
Par Daniel SCHNEIDERMANN
Le zemmourisme ne suffisant apparemment plus à satisfaire la demande, il convient désormais, selon des sources bien informées, de parler de ménardo-zemmourisme, du nom de Ménard, Robert, ex-saint Patron des reporters, et futur auteur d’un ouvrage explicitement titré «Vive Le Pen». Dans la famille «je gueule tout haut sur toutes les chaînes ce que je pense que tout le monde pense tout bas» (et je professe donc misogynie, islamophobie, xénophobie, homophobie, ferme résolution pour le rétablissement de la peine de mort), Ménard tente de disputer son monopole à Zemmour. Avec moins de moyens : pour dénoncer l’ostracisme dont il est l’objet, Ménard ne dispose encore que d’une filiale de Canal +, i-Télé, tandis que Zemmour déploie ses couplets politiquement incorrects sur France 2, RTL, et le Figaro. Mais le match ne fait que commencer.
Si l’offre s’élargit, cependant, c’est qu’il existe un marché. Tentons d’en percer les ressorts, et de plonger aux sources du zemmourisme, ce météore qui semble foncer sur nous. A travers un exemple d’actualité : le traitement médiatique des arrivées d’immigrants clandestins en provenance de Tunisie, dans l’île italienne de Lampedusa.
Avec la décision de Berlusconi, annoncée au début de la semaine à Tunis, de régulariser 20 000 Tunisiens récemment arrivés en Italie, chacun sait, chacun voit que nous allons au-devant d’un tsunami politico-diplomatique. Ainsi régularisés, les immigrants auront théoriquement la possibilité, moyennant quelques formalités, d’entrer régulièrement en France. Il est peu probable que Sarkozy et Guéant laissent faire. Tensions entre la France, l’Italie et la Tunisie, exploitations démagogiques, arraisonnements risqués de bateaux de migrants par des «patrouilles franco-italiennes», tensions dans l’espace Schengen, et peut-être même sa dissolution : les conséquences potentielles de cette situation sont d’autant plus graves que rien ne semble pouvoir tarir le flux des immigrants tunisiens. L’épisode risque bien d’apporter à Le Pen, sans qu’elle ait besoin de rien faire (et curieusement d’ailleurs, à l’heure où cette chronique est rédigée, elle n’avait pas encore réagi) des voix par milliers.
Et pourtant la machine médiatique a mis quelques jours à soulever les questions (économique, diplomatique, morale) que pose la décision italienne. Comme si tout le monde en était gêné. Il a fallu attendre quelques jours pour que la nouvelle se fasse une petite place aux journaux de 20 heures, et aux radios du matin. Les vidéos des centaines d’immigrants qui campent déjà à Vintimille, attendant de passer la frontière, prolifèrent pourtant dans la fachosphère, mais rien, ou quasiment, dans les médias généralistes. Est-ce le côté inédit de la situation ? Est-ce le trouble de voir, pour une fois, Berlusconi sortir de son rôle de matamore ?
Cette discrétion embarrassée renvoie à celle qui prévaut à propos de la situation économique de la Tunisie révolutionnaire. Le Monde y consacrait, voici quelques jours, un reportage accablé. Rien ne va. Tourisme sinistré, répercussions catastrophiques de la guerre en Libye, marasme général. «La vérité, c’est que dans le Sud, les gens n’ont plus rien pour vivre», dit un prof d’économie. Et un autre intervenant, fataliste : «Les gens veulent tout, tout de suite. Or la question des diplômés chômeurs [celle-là même qui a provoqué la révolution, et la chute de Ben Ali, ndrl] ne pourra pas se résoudre avant quatre ou cinq ans.» Bref, la situation n’est pas meilleure qu’avant, et même, sur le plan économique, pire.
Tout était dit, dans ce reportage du Monde. Mais en page intérieure, sans dépasser le simple constat, à l’écart du Débat Majuscule. Comme si cette catastrophe économique était un dommage collatéral, certes fâcheux, mais tellement secondaire, de la révolution. On aurait tellement envie qu’elle marche, la révolution tunisienne. On aurait tellement envie que les ouvriers se remettent au travail dans la joie, s’investissent dans le devenir de leur belle révolution du jasmin, prennent leur pays en main. On sait que ça ne se passera pas ainsi. Il suffit d’aller sur place. Mais on n’a pas envie de le dire. Ou pas trop fort.
Mais voilà. Zemmour et ses semblables sont des loups, qui flairent comme l’odeur du sang notre embarras. L’embarras se voit, s’entend, se sent.
Après quelques jours de silence embarrassé, survient forcément la meute, qui va faire son festin des vérités interdites, de la bien-pensance, et autres victuailles. Comment éviter la meute ? D’abord regarder en face ce qui embarrasse. Ne pas se demander si ça arrange ou dérange, ne pas attendre d’avoir trouvé les solutions avant de décrire le problème. Facile à dire…