À Al-Baïda, première ville à s'être affranchie du régime de Khadafi, les cadavres s'amoncellent. Reportage.
Lepoint.fr - 27.02.2011
De notre envoyée spéciale en Libye, Marie-Lys Lubrano
"On ne peut pas garder les gens ici, on manque déjà de lits et on ne sait pas ce qui nous attend", explique une aide-soignante à l'hôpital d'Al-Baïda, ville située dans l'est de la Libye. "On a 63 morts et 300 personnes dans un état grave", détaille-t-elle, alors que l'établissement aux 622 lits accueille déjà 1 240 blessés.
Al-Baïda, première ville avec ses quelque 200 000 habitants à s'être affranchie du régime de Khadafi, a été le théâtre de massacres sanglants entre le 17 et le 22 février. Dans le hall de l'hôpital, les gens se pressent autour des nouveaux arrivants qui exhibent les fusils avec lesquels les militaires ont tiré sur eux. "Ce sont des armes israéliennes que Khadafi utilise contre son peuple !" hurle un jeune homme, debout sur un banc, tenant un gros fusil à bout de bras. À côté de lui, un enfant montre deux énormes douilles, de 20 centimètres de long sur 3 centimètres de large. "D'ordinaire, ces balles servent à exploser des véhicules", explique un autre habitant, "là, ce sont nos corps qu'elles ont déchiquetés".
Connexions interrompues
À cause du black-out imposé par le gouvernement, Internet est inutilisable depuis plusieurs jours et on se bouscule afin d'envoyer photos et vidéos par Bluetooth depuis les portables des journalistes. "Ici, c'est une petite fille de Shahat, à 15 kilomètres d'ici", raconte le médecin qui assure la traduction des vidéos, "elle buvait un verre d'eau dans la cuisine quand la balle a traversé le mur". Sur les images, la petite n'a plus de cerveau : le haut du crâne a été emporté par le projectile.
Au premier étage de l'hôpital, un garçon de 17 ans a une balle logée dans la jambe. "C'est une balle perforante", précise Salah, un aide-soignant, "elle traverse les membres en brûlant le sang". Les patients, eux, ne peuvent pas parler : shootés aux médicaments antidouleur, ils attendent leur tour pour le bloc opératoire. "Celui-ci doit être amputé", poursuit Salah, "celui-là aussi, pour celui-là, ça va dépendre de l'évolution de la blessure." Dans une chambre, Abobaker, 9 ans, a le bassin perforé. Dans le lit d'à côté, un homme de 33 ans, Omar Abdullah, a pris une balle dans la poitrine. "Mais il est solide", rassure l'aide-soignant. "C'est un soldat qui a déserté l'armée pour nous rejoindre", précise-t-il. "Il s'est enfui de la base militaire avec un de ses copains. Ils se sont fait tirer dessus ; l'autre ne s'en est pas sorti." Sur les radios des blessés, on peut voir les fragments de balle encore logés dans les corps. Où que se tourne le regard, ce n'est que chairs déchiquetées, mains à moitié broyées, jambes vissées dans des étaux pour tenir les os éclatés, sang séché et visages marqués par la douleur.
Fureur
Le déchaînement de la violence a éclaté dès le premier jour des manifestations : la police a commencé à tirer sur les gens. "Elle visait d'abord les genoux", raconte Salah, "puis a remonté progressivement vers le bassin, le ventre et la poitrine." Les médecins de la ville n'ont pas pu faire face à l'arrivée d'autant de blessés.
Ensuite, c'est de pire en pire. Désemparés devant une telle férocité, les habitants ont pris d'assaut la base militaire d'Al-Baïda, le 19 février, pour se fournir en armes automatiques et en munitions. Mais dès le lendemain, les policiers tiraient sur les manifestants avec des fusils à lunettes, visant directement entre les deux yeux. Résultat : les frigos de la morgue sont remplis jusqu'à la gueule de cadavres. "Tous ont entre 15 et 25 ans", précise un médecin. Au moins, les habitants d'Al-Baïda peuvent-ils montrer les preuves des crimes de Muammar Khadafi. À l'inverse de ceux de Tripoli, toujours sous le contrôle du colonel. "Vendredi, les militaires ont attaqué l'hôpital", raconte le docteur Sami Elsaiti, au téléphone avec un confrère installé dans la capitale, "ils ont sorti les patients du bloc opératoire et ont ramassé tous les cadavres, pour éviter que les observateurs internationaux ne trouvent des preuves".