Contrairement aux idées reçues, l'histoire telle qu'elle a été écrite et enseignée à des générations d'enfants n'est pas toujours exempte de faux, d'erreurs et de mensonges. Pour ne prendre que l'exemple français, l'histoire de la colonisation est aujourd'hui encore présentée sous son jour le plus favorable aux nouvelles générations qui croient y voir le grand effort de civilisation des Français à l'endroit de peuples barbares et incultes. On peut autant en dire de la soi-disant civilisation espagnole appuyée sur le christ que l'on a voulu transplanter dans le pays des Aztèques ou des Incas, dont, paradoxalement, on étudie à ce jour avec curiosité et intérêt la profondeur de leur propre civilisation millénaire.
Dans ce sens, l'exemple le plus frappant de ces mensonges historiques est celui du maréchal Joffre, élevé au pinacle vers la fin de la Première Guerre mondiale en raison de ses actions héroïques qui ne résistent guère aujourd'hui à l'analyse objective.
Le Monde diplomatique reprend à ce sujet un article paru dans le Nouvel Atlas consacré à ce personnage considéré comme un simple âne... malgré de brillantes études à l'Ecole polytechnique.
Le voici, tel que publié par cet hebdomadaire.
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Le général Joffre, cet âne qui commandait des lionsNommé maréchal pendant la première guerre mondiale, Joseph Joffre (1852-1931) est à l'origine d'un mot qui, sans que beaucoup le sachent, perpétue son souvenir : « limoger ». Il donna l'ordre, en effet, d'assigner à résidence à Limoges, à partir d'août 1914, une centaine de généraux qu'il jugeait incapables. Mais sa propre gloire est-elle bien méritée ?
par Roger Fraenkel - Le Monde diplomatique - 11.11.2010
Lorsqu'en 1911 le gouvernement français propulse à la tête de l'état-major Joseph Joffre, ce simple général de division est encore inconnu. Formé à l'Ecole polytechnique, il n'est pas breveté par l'école de guerre - il appartient au génie - et ses faits d'armes se limitent à la prise de Tombouctou, le 12 février 1894, à coups de fusils et de canons contre des combattants équipés de javelots.
C'est donc sous l'autorité d'un homme peu expérimenté que l'armée française se prépare à la guerre. Avec le colonel Grandmaison, Joffre élabore une tactique d'offensive à outrance au détriment de la défense du territoire. Le plan XVII, achevé en 1913, encourage les Allemands à déployer leur propre stratégie (le plan Schlieffen), connue du ministère de la guerre français depuis 1904 et qui prévoit d'attaquer la France par la Belgique. Objectif : attirer les troupes allemandes à la frontière franco-belge pour ouvrir la voie à une victoire rapide en Lorraine.
Désastres
Les opérations d'août 1914 furent ce qu'elles devaient être. Volontairement tenus dans l'ignorance des buts poursuivis, les généraux français appliquent les instructions docilement ; laissée libre d'envahir la Belgique, l'armée allemande avance vers les Ardennes. Les troupes françaises attaquent à Sarrebourg et Morhange, mais, loin de surprendre l'ennemi, se heurtent à une défense solide : les Allemands, eux, ont pensé à protéger leurs frontières.
La première guerre, vraiment mondiale ? Toutes les batailles livrées entre le 8 et le 24 août 1914 - toutes, sans exception - se soldent par des désastres. Le recul est général, la Belgique submergée, et les Allemands sont installés sur le sol français pour quatre ans. Ces semaines furent les plus sanglantes du conflit : en seize jours, la France déplore autant de morts qu'à Verdun durant les quatre premiers mois de la bataille défensive, de février à juin 1916.
Pendant un an et demi, les défaites se succèdent, mais Joffre reste aux commandes. Ce n'est qu'en décembre 1916 qu'Aristide Briand obtient la démission du général qui, en compensation, est élevé à la dignité exceptionnelle de maréchal de France. Pourquoi ce retard ? Pourquoi cet honneur ? En partie parce que, seul maître à bord dans la zone des combats, le généralissime s'est rendu coupable de falsifications qui lui ont permis, grâce aux artifices d'un entourage menacé comme lui d'être congédié, de se maintenir en place.
370 000 morts
Pour cette opération de sauvetage personnel, il fabrique des informations erronées, destinées à tromper le gouvernement sur la réalité de la situation. Taisant les revers subis, il explique avoir disposé ses armées en supériorité numérique dans les meilleures positions, attendant qu'elles accomplissent leur devoir : « La parole est maintenant aux exécutants qui ont à tirer parti de cette supériorité », écrit-il dans un télégramme au ministre de la guerre le 23 août 1914.
Vingt-quatre heures plus tard, affectant l'air navré du chef qui vient d'être contredit dans ses espérances, il avoue des désastres vieux de plusieurs jours et accable les prétendus responsables : «
Force est de se rendre à l'évidence. Nos corps d'armée, malgré la supériorité numérique qui leur avait été assurée, n'ont pas montré en rase campagne les qualités offensives que nous avaient fait espérer les succès partiels du début. »
Nombre de morts causées par les guerres au XXe siècleUne « évidence », des « succès partiels » ? En termes de tués, blessés, disparus et prisonniers, la saignée d'août 1914 touche, côté français, plus de 370 000 hommes. Les généraux présents sur le terrain, qui n'ont fait qu'obéir aux ordres, sont décrétés coupables et « limogés ». La supériorité numérique revendiquée n'était pourtant qu'un mensonge.
Si nul ne réfute plus ces faits, le souvenir de cette débâcle a laissé peu de traces dans la mémoire nationale, en raison de la réussite de cette manipulation : Joffre demeure le fameux « vainqueur de la Marne », celui qui réquisitionna les taxis parisiens pour acheminer des hommes au front, celui que la foule ovationna le 14 juillet 1919 sous l'Arc de triomphe, celui qui eut droit à des funérailles nationales et dont le Parlement déclara, en janvier 1931, qu'il « a[vait] bien mérité de la patrie ». Combien de rues, places et autres avenues portent encore ce nom, celui d'un chef de guerre médiocre doublé d'un imposteur ?