L'une des réformes phares que Sarkozy et son gouvernement se targuent d'avoir mises en place est celle dite du "bouclier fiscal", qui permet de rembourser aux contribuables l'excédent d'impôt payé au cours de l'année.
Bien que profondément combattue par l'opposition, cette réforme, qui s'inscrivait dans la lutte contre l'évasion fiscale et la délocalisation des entreprises, reste toujours en vigueur malgré les injustices auxquelles elle a donné lieu en favorisant essentiellement les couches aisées.
Le président Sarkozy, interrogé au soir du 13 juillet par un journaliste de France 2, a tenu, sur cette question, a revenir sur ce qu'il appelle sa pertinence pour créer de la croissance, de l'emploi et fixer les entreprises sur le territoire national.
Eva Joly, députée (écologiste) européenne et ancienne juge parisienne chargée des grands dossiers de corruption tout particulièrement, consacre une critique en règle à cet aspect du dernier discours de Sarkozy. Dans son article publié sous l'url http://evajoly.blogs.nouvelobs.com/archive/2010/07/13/temp-f17d98170e1ff173b772429f6b219373.html, elle insiste particulièrement sur le non-sens et l'iniquité d'une réforme qui n'apporte finalement qu'une injustice venant s'ajouter à d'autres dans le dossier fiscal des contribuables français.
Le voici, dans son intégralité.
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Nicolas Sarkozy, la royauté, l'impôt, la vérité
J'ai suivi avec attention la prestation télévisée de Nicolas Sarkozy, hier soir. J'ai d'ailleurs déjà pu m'exprimer sur le traitement qu'il a réservé à cette occasion à l'affaire Bettencourt et au fonctionnement de la justice, comme si la première n'avait jamais existé et comme si le second n'avait jamais posé de problème. Loin de dissiper les doutes et les inquiétudes sur ces sujets-là, le Chef de l'Etat a tout bonnement choisi de les ignorer...
Mais ces questions ne sont pas les deux seules qu'il ait évoquées avec autant de désinvolture. La problématique de la fiscalité en est une autre, à propos de laquelle il a multiplié les contre-vérités, comme s'il connaissait décidément bien mal ses dossiers - ou avait un rapport des plus élastiques à la vérité. Je me permets donc de revenir ici sur quelques-unes de ses affirmations.
D'abord, Nicolas Sarkozy a tort de répéter encore et toujours que la France "est le pays d'Europe où on paie le plus d'impôts".
Certes notre pays, lorsque l'on regarde les taux d'imposition officiels et la part des revenus fiscaux dans son Produit intérieur brut (PIB), figure bien dans le "peloton de tête" de l'Union européenne. C'est d'ailleurs le seul argument que la droite ait trouvé tout au long de ces dernières années pour refuser toute réflexion de fond sur la question. Mais se cantonner à ce prétendu argument, c'est oublier que l'impôt, loin de n'être qu'une "charge" qui viendrait peser sans raison sur les uns et sur les autres, est d'abord et avant tout l'une des manifestations les plus fortes de l'appartenance de chacun à la collectivité ; et ce qui permet de la financer.
D'autant que la France est en réalité très loin d'être la seule à avoir un tel niveau d'imposition : parmi d'autres, la Suède, également citée par Nicolas Sarkozy, mais aussi la Belgique, l'Autriche, la Finlande ou l'Italie sont aussi dans ce cas, quand elles ne prélèvent pas proportionnellement plus d'impôts... Cela suffit à nuancer grandement les propos du Chef de l'Etat !
De même, les chiffres globaux sur lesquels Nicolas Sarkozy s'appuie pour faire ses comparaisons sont pour certains très largement biaisés. On l'entend souvent dire que l'imposition des ménages les plus riches ou celle des entreprises sont trop importantes en France. Pourtant le taux officiel de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt sur les sociétés est dans certains cas bien loin de correspondre à la réalité. L'exemple de Liliane Bettencourt est sur ce point des plus frappants. Les 40 millions d'impôt qu'elle dit verser chaque année au Trésor public représentent en fait une somme très peu importante, une fois ramenée à sa fortune. Celle-ci étant évaluée à quelques 16 ou 17 milliards d'euros, en fonction des modes de calcul retenus, on en arrive en effet à un taux d'imposition situé aux alentours de 5% seulement de ses revenus... soit proportionnellement beaucoup moins qu'une grande partie de la population. Et cette injustice se retrouve lorsque l'on regarde les taux d'imposition effectifs appliqués aux bénéfices des sociétés : selon le Conseil des prélèvements obligatoires (qui dépend de la Cour des Comptes), si une PME acquitte bel et bien un taux moyen de 30% d'imposition, ce taux tombe à 13% pour les entreprises de plus de 2000 salariés et même à 8% pour les entreprises du CAC40, dont la logique voudrait qu'elles soient autant, sinon plus, mises à contribution que les artisans et autres travailleurs indépendants !
De sorte que Nicolas Sarkozy n'a peut-être pas totalement tort lorsqu'il prétend expliquer certains abus et privilèges par des "traditions" issues "de la royauté" : il oublie juste de dire qu'il les assume totalement. Sous sa présidence en effet, loin d'être confiscatoire, la fiscalité reproduit en réalité le même schéma que sous l'Ancien régime. A l'époque, la noblesse comptait parmi ses privilèges le fait de ne pas payer d'impôt sur ses revenus ; et le Tiers-Etat supportait à lui seul à peu près la totalité de la fiscalité. Aujourd'hui, les pauvres et les classes moyennes font figure de dignes héritiers de ce dernier, tandis que les classes les plus aisées et les plus grandes entreprises continuent de jouer le rôle des courtisans de Versailles, et n'ont pas vraiment à se plaindre sur ce terrain de la "compétitivité" de la France ...
Autant d'éléments qui remettent en cause une autre partie de l'argumentation de Nicolas Sarkozy - celle qui vise à légitimer sans cesse le "bouclier fiscal". Depuis l'annonce de sa mise en place, Nicolas Sarkozy et la majorité, notamment Eric Woerth qui défendit son renforcement devant le Parlement, n'ont cessé de rappeler que ce bouclier (dont ils n'ont jamais voulu reconnaître qu'il est profondément injuste) visait à empêcher que des contribuables soient "trop durement touchés" par l'impôt ou qu'ils partent à l'étranger, et à limiter l'évasion fiscale. Résultat, on s'aperçoit que Liliane Bettencourt, 3° fortune de France et qui n'a semble-t-il jamais envisagé de partir s'exiler, n'est concernée que par un taux d'imposition sur les revenus très faible, qu'elle a continué jusqu'à très récemment à oublier de déclarer certains éléments de son patrimoine (comme elle l'a elle-même implicitement reconnu), et qu'elle a pu malgré tout cela toucher à elle seule 30 millions d'euros de "remise", pour une seule et même année... Rien d'étonnant dans ce cas à ce que Nicolas Sarkozy en soit réduit à défendre son bouclier fiscal en invoquant l'existence d'un dispositif du même genre en Allemagne, alors même que la presse et le Ministère allemand des finances ont depuis longtemps déjà révélé que ce dernier n'existe pas (parmi d'autres articles sur la question, on peut notamment consulter celui-ci, en ligne sur le site de Libération : http://www.liberation.fr/rebonds/0101566689-sarkozy-recid...).
Le système d'imposition français peut évidemment être amélioré. Il est aujourd'hui socialement injuste, économiquement inefficace puisqu'il ne permet pas, entre autres choses, de lutter contre la financiarisation à outrance de l'économie, et écologiquement irresponsable. Parmi les pistes à creuser pour le rendre plus juste, plus intelligent sur le plan économique et plus responsable sur le plan écologique, la suppression de ce bouclier fiscal si cher à Nicolas Sarkozy, celle des avantages fiscaux accordés aux détenteurs de capitaux, aux détenteurs de stock-options, aux grandes entreprises ou aux activités polluantes semblent donc de bons points de départ. Comme la mise en place d'une taxe sur certaines activités de rente particulièrement lucratives (les établissements financiers, les profits pétroliers ; CF. ici http://www.liberation.fr/economie/0101636023-euro-taxer-l...), la restauration de la progressivité de l'impôt sur les revenus, ou la mise en place d'une contribution climat énergie qui soit réellement judicieuse sur les plans social et écologique. Sans oublier une réflexion à mener dès aujourd'hui au niveau européen, notamment en ce qui concerne une taxe sur les transactions financières, ou sur une limitation des revenus des dirigeants des grandes entreprises, en particulier des banques (que le Conseil et la France ont tout fait pour repousser, malgré les efforts du Parlement européen, au cours des derniers mois).
La monarchie républicaine du Président Sarkozy ne semble faire que peu de cas de semblables propositions.
Eva Joly