On en sait désormais un peu plus sur la qualité et le professionnalisme des espions - tous russes au demeurant - qui ont été échangés par Washington et Moscou.
Sous la signature d'Alain Rodier, une note rédigée et publiée par le CF2R (Centre français de recherche sur le renseignement) jette beaucoup de lumière sur le sujet. Elle analyse le rôle et l'activité de chacun des hommes et femmes concernés et met en lumière les "défauts de la cuirasse", en parlant de l'espionnage russe postérieur à celui du célèbre KGB qui avait tant brillé du temps de la guerre froide.
Voici donc cette note reproduite intégralement à partir du site de CF2R.**********************************************************************************************************
NOTE D'ACTUALITÉ N°219
RUSSIE – ETATS-UNIS - QUE CHERCHAIENT LES ESPIONS RUSSES AUX ETATS-UNIS ?
Alain Rodier - 20-08-2010
Le vendredi 9 juillet 2010, une scène surréaliste se déroule sur le tarmac de l'aéroport de Vienne. Dix officiers appartenant au Service de renseignement extérieur de la Fédération de Russie (SVR, Sloujba Vnecneï Razvedki) - des « espions » comme aiment à les appeler les medias - sont échangés contre quatre « traîtres » russes qui viennent d'être graciés par le président Dimitri Medvedev après avoir reconnu leurs « méfaits » par écrit. Avant de rejoindre les Etats-Unis, l'avion qui emmène les quatre ressortissants russes fait une escale discrète sur l'aéroport militaire de Brize Norton, en Grande Bretagne, où deux d'entre eux débarquent. Cet échange digne des meilleurs romans de John le Carré prouve qu'à l'heure de l'Internet et de l'information immédiate, les gouvernements éprouvent toujours le besoin de faire appel aux services de renseignement afin qu'ils se livrent à leur activité séculaire : la recherche par moyens humains. Toutefois, dans cette affaire, il semble que la qualité et les motivations des personnes choisies laisse à désirer. Il est donc légitime de s'interroger sur le rapport coût/efficacité de telles pratiques.
Qui sont les traîtres russes ?
C'est un peu une « première ». Si du temps de la Guerre froide, Moscou a échangé des agents étrangers, cela n'a jamais été le cas pour des natifs, alors considérés comme de véritables traîtres, tout juste bons pour le peloton d'exécution. De plus, trois des Russes échangés aujourd'hui sont des anciens colonels du service de renseignement extérieur, ce qui était encore considéré du temps de la splendeur de l'URSS comme une circonstance aggravante. Comme le lieutenant-colonel du KGB Vladimir Vetrov de l'affaire Farewell, ces hommes auraient très bien pu disparaître au fin fond d'une prison après avoir été longuement interrogés pour qu'ils livrent l'étendue de leur trahison. Ils ont donc eu beaucoup de chance de n'être pas nés plus tôt.
Cela dit, lors de leur liberation, les détenus étant en assez triste état physique. Quelle a été au juste leur « valeur » en tant que source humaine de renseignement ?
Igor Soutiaguine
Ce spécialiste en armement nucléaire été arrêté en 1999. Jusqu'en juillet 2010 où il a signé des aveux, il avait toujours clamé son innocence. Une première fois jugé en 2000, aucune charge n'avait alors été retenue contre lui. Rejugé en 2003, il avait été finalement condamné en 2004 à quinze ans de camp de travail pour avoir communiqué des informations sensibles à une société de conseil britannique qui les aurait retransmises à la CIA, sans doute via le MI 6.
Soutiaguine a toujours fait valoir que les informations transmises étaient connues et que les avis et commentaires personnels qui y étaient attachés entraient dans le cadre d'« échanges de connaissances » entre scientifiques. Ce modèle de défense a déjà été employé par le passé par des scientifiques qui avaient communiqué avec des représentants de puissances étrangères au nom du sacro-saint « progrès de l'humanité ». C'est de cette manière que le KGB a pu obtenir des renseignements sur le programme nucléaire américain, ce qui a permis à Moscou d'acquérir la bombe avec au moins deux ans d'avance sur ses prévisions.
Il semble donc que Soutiaguine a été une source humaine importante pour les anglo-américains. Le seul mystère qui demeure : pourquoi ? Il est probable que l'appât du gain n'a pas été étranger à sa motivation. Une part d'ego difficilement quantifiable était certainement également présente. En effet, les scientifiques aiment généralement que leurs découvertes soient largement diffusées afin qu'eux-mêmes soient « reconnus ».
Alexandre Zaporojski
Le cas de cet ex-colonel du SVR reste extrêmement curieux. En effet, il aurait fait défection aux Etats-Unis en 2003. Il aurait alors été logiquement managé par le FBI qui a en charge la sécurité nationale à l'intérieur du territoire des Etats-Unis. Or, Zaporojski est arrêté en Russie en 2001 lorsqu'il débarque d'un vol régulier en provenance des Etats-Unis. Il est condamné en 2003 à dix-huit ans de prison pour haute trahison. Comment s'est-il retrouvé là ? En fait, il semble qu'il ait été ramené manu militari en Russie lors d'une opération d'exfiltration rondement menée par ses anciens collègues du SVR. Ces derniers avaient de quoi lui en vouloir car, avant de faire défection, il aurait renseigné les Américains sur la présence de taupes aux Etats-Unis, dont les plus connues sont Aldrich Ames et Robert Hansen. Zaporojski a été, à l'évidence, un agent de renseignement de tout premier plan pour les Américains.
Guennadi Vassilenko
Cet ancien colonel du GRU a tout bonnement contacté l'ambassade des Etats-Unis à Moscou pour proposer ses services. Ce cas qui peut paraître étonnant est en fait un classique dans le monde du renseignement. Les personnes concernées font généralement cela pour de l'argent. Comment ce professionnel du renseignement a t-il pu se figurer que la représentation diplomatique américaine n'était pas placée sous étroite surveillance, amenant ainsi les services russes à le détecter ? Vassilenko a été condamné à huit années d'incarcération en 2002. Il est possible qu'il ait réussi à faire passer des renseignements avant son arrestation pour prouver sa « bonne volonté » à l'égard de Washington. La faible peine dont il a écopé laisse penser que ces informations ne devaient pas être particulièrement vitales pour la Russie.
Sergueï Skripal
Cet ancien colonel des forces armées russes arrêté en 2004 a été condamné à treize ans de prison en 2006 pour avoir collaboré avec le MI 6 britannique. Il aurait peut-être appartenu un temps au GRU ou au FSB. Partant du principe qu'il aurait été recruté par les Britanniques au milieu des années 1990, cela lui a laissé tout de temps de fournir des informations intéressantes à ses commanditaires.
Les deux personnes qui se sont arrêtées en Grande Bretagne sont Igor Soutiaguine et Sergueï Skripal. En effet, il s'agit là d'une logique comptable : qui va payer pour leur installation? Soutiagine et Skripal ont vraisemblablement été traités par le MI 6 même si les Américains ont bénéficié, au moins dans un cas, des renseignements fournis. C'est donc aux Britanniques de payer. Les deux autres dépendaient du FBI et de la CIA, donc la prise en charge américaine semble logique.
En tout état de cause, cette affaire illustre parfaitement un fait connu de tous : l'étroite collaboration qui existe entre Washington et Londres en matière de renseignement. Par contre, il est probable que les transfuges réfugiés aux Etats-Unis vont bénéficier de plus de largesses de la part de leurs hôtes que ceux qui ont « choisi » la Grande-Bretagne : les moyens financiers ne sont pas les mêmes !
Les clandestins du SVR
Siège du SVR à Moscou
Dans les années 1990, le service extérieur russe a implanté un réseau clandestin d'officiers de renseignement aux Etats-Unis. Ces derniers devaient s'installer le plus discrètement possible, se faire des relations, puis fournir des renseignements à la centrale du SVR installée dans le quartier de Yasenevo à Moscou. Bien que certains aient eu la possibilité de communiquer directement la centrale, ils dépendaient presque tous d'officiers traitants agissant sous couverture diplomatique au sein de la mission russe auprès des Nations Unies à New York.
A noter que lorsque la décision d'implanter ce réseau a été prise, Vladimir Poutine n'était pas encore au pouvoir. Il est donc possible qu'il ait été informé de l'existence de cette structure qu'en 1996, et encore... Une fois arrivé au pouvoir en 2000, il est logique qu'il ait laissé l'affaire suivre son cours car il n'y avait pas de raison de la démonter, surtout si, à terme, elle pouvait rapporter des renseignements intéressants.
Une autre remarque : les médias mettent toujours l'accent sur le FSB ( Federal'naya Sloujba Bezopasnoti : service fédéral de sécurité) qualifié d'« héritier du KGB ». Il est utile de souligner que cet organisme agit majoritairement à l'intérieur de la Fédération de Russie (un peu comme le FBI américain ou la DCRI française) avec certes, quelques « missions » à l'étranger. Le véritable service de renseignement également chargé du contre-espionnage (et donc des émigrés russes) à l'étranger reste bien le SVR, héritier du Premier Directorat du KGB, le plus « prestigieux » en son temps.
Christopher Robert Metsos
Il semble que cet individu installé outré-Atlantique depuis plus de dix ans jouait un rôle important dans le réseau du SVR implanté aux Etats-Unis. Il était en contact avec un deuxième secrétaire de la représentation de Russie auprès de l'ONU, en réalité, un officier traitant du SVR agissant sous couverture diplomatique. Dès 2001, Metsos a attiré l'attention du FBI. Vraisemblablement d'origine russe (son identité réelle n'est pas connue), il utilisait la nationalité canadienne et effectuait de nombreux allers-retours entre le Canada et les Etats-Unis. Il a été en contact direct avec Richard et Cynthia Murphy, Michael Zottoli et Patricia Mills. Peut-être a-t-il rencontré les autres membres du réseau en qualité de « pourvoyeur de fonds ». Il a quitté les Etats-Unis le 17 juin et a été appréhendé à l'aéroport international de Larnaca, à Chypre, le 29 juin, alors qu'il était en partance pour Budapest. Laissé en liberté sous contrôle judiciaire, il a échappé à la vigilance des autorités chypriotes. Il est vraisemblable qu'il est aujourd'hui de retour en Russie.
Richard et Cynthia Murphy
Ils s'appellent en réalité Vladimir et Lydia Gouriev. Ils se prétendaient américains et sont parents de deux filles. Arrivés dans les années 1990 aux Etats-Unis, ils étaient surveillés depuis 2001. Ils parlaient américain avec un fort accent d'Europe du Nord. Leur officier traitant était un troisième secrétaire de la représentation de Russie auprès de l'ONU. Des indices laissent penser qu'ils allaient très prochainement fuir les Etats-Unis pour rejoindre dans un premier temps le Costa Rica.
Donald Howard Heathfield et Tracey Lee Ann Foley
Ces deux personnes qui prétendaient être d'origine canadienne et avoir obtenu la nationalité américaine sont russes. Leurs véritables identités sont Andreï Bezroukov et Elena Vavilova. Ils ont deux enfants âgés aujourd'hui de 20 et 16 ans. Ils étaient sous surveillance du FBI depuis janvier 2001. En fait, Bezroukov avait emprunté l'identité d'un enfant canadien décédé. Le couple communiquait directement avec Moscou par radio. Tracey Foley a effectué un voyage en Russie en mars 2010. D. H. Heathfielf a tenté de pénétrer des organismes de veille géopolitique privés en proposant des logiciels qui auraient permis de s'introduire dans leurs données.
Michael Zottoli et Patricia Mills
Encore un couple qui utilisait des fausses identités. Zottoli qui se prétendait américain s'appelle Mikhhaïl Kutzik, et Mills qui se disait canadienne a pour identité Natalia Pereverzeva. Le FBI a eu l'attention attirée sur ce couple en 2004 lorsqu'il est entré en contact avec Richard Murphy qui était placé sous surveillance depuis 2001. Il s'est avéré que le couple communiquait avec Moscou par voie électronique. Une fois arrêté, le couple aurait négocié la prise en charge de leurs deux enfants âgés de un et trois ans par des proches résidant en Russie.
Juan Lazaro et Vicky Pelaez
Ce couple était prétendument marié. Il avait un fils de 17 ans. Lazaro prétendait être né en Uruguay, mais il a reconnu être d'origine russe (il n'a pas voulu livrer sa véritable identité). Son épouse, Vicky Pelaez est effectivement d'origine péruvienne. Elle était employée dans un media de gauche. Ils auraient tous deux obtenus la nationalité américaine. Le couple a été repéré dans un pays sud-américain non défini, en janvier 2000, par les services de renseignement américains alors qu'il était en contact avec des « diplomates » russes. Il communiquait avec Moscou par moyens électroniques.
Anna Chapman
Elle a obtenu la nationalité britannique en épousant Alex Chapman en 2002 dont elle a divorcé en 2006. Son père Vasily Kushchenko était un ancien officier supérieur du KGB. Elle n'a attiré l'attention du FBI qu'en juin 2010 à Manhattan. Elle communiquait secrètement tous les mercredi avec un officier traitant russe en poste auprès de la mission des Nations Unies à New York. Elle a accepté un faux passeport d'un agent du FBI qu'elle croyait être un officier traitant du SVR. Toutefois méfiante, elle a rapporté ce passeport à la police le lendemain. Cette Mata Hari moderne semble avoir été aussi peu professionnelle que son modèle.
Mikhail Semenko
Décelé en juin 2010 comme étant un officier du SVR ayant reçu un entraînement spécial à Moscou, il a accepté le paiement clandestin de 5 000 dollars d'un agent du FBI se faisant passer pour un diplomate russe en poste au sein de la mission des Nations Unies à New York. Il pouvait ne pas se méfier car il avait déjà été traité par un « deuxième secrétaire » de cette structure diplomatique russe.
Le « onzième extradé » : Alexey Karetnikov
Les media ont peu évoqué le cas d'Alexey Karetnikov qui a été extradé le 13 juillet vers la Russie. Âgé de 23 ans, ce jeune mathématicien arrivé aux Etats-Unis en octobre 2009 a travaillé pendant neuf mois comme testeur de logiciels chez Microsoft. Il n'aurait pas eu le temps matériel d'avoir accès à des informations confidentielles mais, une fois sa couverture bien établie, cela n'aurait plus été le cas. Diplômé de l'université Polytechnique de Saint Petersbourg, il aurait d'abord travaillé pour la société roumaine NeoBit.
Leur mission
Certains de ces officiers de renseignement sont entrés aux Etats-Unis dans les années 1990 alors que d'autres n'y sont arrivés qu'en 2009. Si tous n'utilisaient pas une identité fictive, ils avaient une légende avec, pour certains, des photos de jeunesse retouchées. Cela dit, leur formation initiale semble avoir été assez négligée. Il convient de ne pas oublier qu'à l'époque, les services de renseignement russes étaient en phase de complète restructuration, ceci expliquant peut-être l'étonnant manque de professionnalisme.
Leur mission consistait dans un premier temps à plonger en immersion profonde au sein de la société américaine. Pour cela, le SVR leur fournissait des comptes approvisionnés. C'est ainsi qu'ils ont pu acheter des domiciles, des véhicules et commencer à vivre normalement. La plupart ne se connaissaient pas.
Une conversation interceptée entre Lazaro et Pelaez a démontré que le centre (la direction du SVR) n'était pas satisfait de la qualité des fournitures reçues. Lazaro a conseillé à Pelaez de « tomber n'importe quel politicien » pour ensuite lui attribuer l'origine des « renseignements » collectés. Il semble également que Richard Murphy ne donnait pas satisfaction. Lors d'une rencontre avec Metsos, au cours de laquelle il lui remettait 40 000 dollars en liquide et une carte de crédit, ce dernier lui aurait déclaré : « heureusement que je ne suis pas ton officier traitant... ». Son épouse qui travaillait auprès de la société Morea Financial Services à Manhattan avait pour « cible » un de ses clients : Alan Patricof, un financier proche du couple Clinton. Ce dernier aurait fourni des informations financières jugées intéressantes. Elle devait également repérer des étudiants qui pourraient représenter un intérêt pour le SVR, particulièrement ceux postulant pour un emploi à la CIA.
Le SVR semblait savoir que les légendes adoptées par les membres du réseau étaient trop faibles pour résister à des enquêtes approfondies. Il leur a donc été demandé de ne pas rechercher à faire une carrière trop élevée qui aurait nécessité des accréditations particulières, mais plutôt de nouer des relations « amicales » avec des hauts responsables politiques pour pouvoir décrypter l'ambiance de la politique américaine.
En matière de transmissions, le réseau utilisait internet pour y créer des boîtes aux lettres mortes qui permettaient à Moscou d'y récupérer les différents rapports. Chapman et Semenko utilisaient des radios à ondes courtes. Et bien sûr, le Wi Fi était employé pour communiquer entre agents.
Pourquoi avoir déclenché le coup de filet ?
Pourquoi, après dix années de surveillance, le FBI a t-il décidé d'arrêter tout le monde le 27 juin 2010 ? Le moment semblait mal choisi car les relations américano-russe semblaient se resserrer ces derniers temps. Un climat de confiance était en train de s'instaurer, en particulier sur le dossier du nucléaire iranien. Les présidents Barack Obama et Dimitri Medvedev s'étaient rencontrés chaleureusement le 25 juin soit deux jours avant la vague d'arrestations.
La raison invoquée est que le réseau allait disparaître dans la nature. Déjà Mestos avait quitté les Etats-Unis à destination de Chypre le 17 juin (où il est arrêté le 29 puis, profitant de sa remise en liberté sous contrôle judiciaire, il disparaît à nouveau).
Il est vrai qu'il aurait été frustrant que plus de dix années d'enquêtes, de filatures, d'écoutes se terminent sans une arrestation, car si rien n'avait été fait, les intéressés auraient rejoint la mère patrie. Il aurait alors été très difficile de prouver quoique ce soit, et les investissements humains et financiers engagés par Washington durant ces dix années auraient été consentis en pure perte. Aux yeux du FBI, cela était totalement inacceptable !
Il est évident que le président Obama a été prévenu du déclenchement de l'opération qui, de toutes les façons, n'aurait pas pu s'effectuer sans son accord. Il est même probable qu'il ait aimablement prévenu Medvedev lors de leur rencontre du 25 juin (ce qui expliquerait qu'un « accord » à l'amiable aurait été négocié permettant le renvoi rapide des officiers russes à Moscou) ! C'est vraisemblablement lui qui a insisté pour que cela se passe avec des répercussions minimales. C'est sans doute pour cette raison que tous les officiers de renseignement russes ont été inculpés pour usage de fausses identités (ou de tromperie sur l'identité), pour certains de blanchiment d'argent, mais en aucun cas pour « espionnage ». Ce terme fort aurait été considéré comme un geste inamical par Moscou ! Le point mis en avant pour ces mises en examen a minima a consisté à dire que leur mission consistait à obtenir des informations « de qualité mais pas forcément classifiées ». C'est vraiment jouer sur les mots mais diplomatie oblige...
Hasards curieux
A l'origine de la découverte de ce réseau se trouve un défecteur russe : Sergei Tretyakov, officier traitant du SVR surnommé le « camarade Jean » était en poste au sein de la mission de Russie auprès des Nations Unies. Il a commencé à passer secrètement des renseignements au FBI à partir de 1997. Il a fait officiellement défection en 2000. C'est à ce moment là que la surveillance des suspects a débuté. C'est un premier hasard étrange. Par un curieux deuxième hasard, il est décédé à son domicile aux Etats-Unis le 13 juin 2010. Sa mort serait due à une banale crise cardiaque survenue juste après le petit-déjeuner. Or, dans le monde du renseignement, les initiés croient très peu au hasard !
La question centrale reste : ce réseau du SVR a-t-il été efficace ? Cela dépend essentiellement des sources humaines qu'il aurait réussi à recruter au sein de la société américaine. A noter qu'à ce sujet, Washington reste très discret préférant vraisemblablement aller plus loin dans les enquêtes avant de traîner ces personnes en justice. Encore faudra-t-il que le FBI présente des preuves irréfutables pour les faire condamner. Or, en matière d'espionnage, c'est souvent un élément très difficile à découvrir. En effet, une des règles fondamentales consiste à ne pas laisser de traces exploitables derrière soi.
Toutefois, l'auteur pense que la plupart des membres de ce réseau russe n'ont pas rempli correctement leur mission, par incompétence, mauvaise préparation, légende incomplète et même, dans certains cas, pas pure désaffection. Il faut être extrêmement solide sur le plan psychologique pour « tenir » des années dans la clandestinité. Le confort s'installant peu à peu, le mal du pays se fait de moins en moins sentir et l'enthousiasme initial s'émousse progressivement. Le clandestin a alors tendance à faire du « renseignement d'ambiance » qu'il tire de la lecture de la presse locale (non disponible à Moscou). Pour valoriser son travail, l'officier attribue ses « renseignements » à des personnes existantes, voire inventées. Dans ce deuxième cas, cela lui permet d'augmenter ses fins de mois en s'attribuant l'argent destiné aux sources fictives [1].
Il semble donc que ce réseau n'a pas eu le rapport coût/efficacité que la centrale de Moscou pouvait en attendre. Le départ programmé des Etats-Unis des officiers de renseignement russes n'était peut-être pas du au fait qu'ils se savaient découverts, mais parce que le SVR avait décidé de mettre fin à une opération jugée non rentable. Dans tous les cas, il est vraisemblable que l'avenir de ces personnes dans le renseignement russe est fortement compromis. Mikhaïl Fradkov, le chef du SVR depuis 2007 a du ménage à faire.
Toutefois, l'existence même de ce réseau reste inquiétante. Il est vraisemblable que d'autres structures du même type sont déployées par le monde, particulièrement dans les anciens pays de l'Est et au sein de la vieille Europe, zone qui intéresse au plus haut point Moscou. Rien ne dit qu'elles ne sont pas plus efficaces et professionnelles et que des responsables importants sont peut-être tombés dans leurs filets.
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* [1]
Durant la Seconde Guerre mondiale, Ernest Hemingway qui travaillait pour le renseignement militaire américain avait inventé de toutes pièces un réseau nazi infiltré à Cuba. Cela lui a permis de toucher des subsides importants (qui devaient être reversées à des sources imaginaires) et surtout d'obtenir du carburant alors fortement rationné pour son yacht qui lui servait à « pister les agents nazis ». Cette véritable escroquerie au renseignement lui a donné le temps d'écrire un de ses plus beaux livres : « Le vieil homme et la mer ».