Dans sa livraison du 27 juin dernier, le journal Le Monde a publié le contenu d’un entretien fort instructif réalisé par un de ses journalistes avec Fatih Birol, directeur des Etudes économiques de l’Agence internationale de l’énergie, à propos du devenir à court et moyen termes du pétrole.
Ayant pensé, un moment, en faire un simple résumé, pour les visiteurs de thilelli, j’ai fini par me ranger au besoin de publier l’entretien dans son intégralité, malgré sa longueur. L’importance du sujet et son développement dans les conditions particulières de la crise pétrolière en perspective, ainsi que la pertinence de l’opinion du spécialiste interrogé par Le Monde, y militent grandement.
Le voici, donc, en entier.
Question – En septembre 2005, dans les colonnes du Monde, vous lanciez cet avertissement aux pays consommateurs d’or noir : « Sortez du pétrole ». Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu ?
Fatih Birol – Chaque jour, le marché pétrolier devient plus difficile, à cause de la vitesse de la croissance de la demande et de la concentration de la production dans un très petit nombre de pays. Depuis 2005, la hausse du prix du baril s’est confirmée : le prix actuel, proche de 70 dollars, est un signal important pour les grands pays consommateurs.
L’économie a accepté quasiment sans difficulté cette augmentation du prix du baril.
Vous avez raison, l’économie riche l’a acceptée. Mais le monde ne s’arrête pas aux pays riches. L’Afrique est en grande difficulté. La dette se creuse pour acheter le pétrole. Pour les générations futures, il y a là quelque chose de grave. Mais la facture énergétique et les déficits se creusent aussi aux Etats-Unis, par exemple. Les Etats-Unis et l’Union européenne tentent d’utiliser le pétrole beaucoup plus efficacement, de façon à réduire la croissance de la demande de pétrole. Donc il y a bien eu une réaction de la part des pays consommateurs.
Cette réaction est-elle à la mesure des dangers que vous présagez ?
La sortie du pétrole monte peu à peu dans l’agenda des pays de l’OCDE. Mais il faut souligner qu’une grosse part de la hausse de la demande vient de la Chine et, dans une moindre mesure, de l’Inde. La Chine compte pour l’instant 70 voitures pour mille habitants, contre 680 en Europe et 860 aux Etats-Unis. Si les Chinois veulent rattraper le niveau d’équipement des nations occidentales, que va-t-il se passer ?
Les capacités de production existent-elles pour répondre à une telle augmentation de la demande ?
D’ici à 2015, le marché et l’industrie du pétrole vont être sévèrement mis à l’épreuve. D’ici cinq à dix ans, la production pétrolière hors OPEP va atteindre un maximum avant de commencer à décliner, faute de réserves suffisantes. Il y a chaque jour de nouvelles preuves de ce fait. Au même moment aura lieu le pic de la phase d’expansion économique de la Chine. Les deux évènements vont coïncider : l’explosion de la croissance de la demande chinoise et la chute de la production hors pays de l’OPEP. Notre système pétrolier sera-t-il capable de répondre à ce défi, c’est la question.
Les dirigeants chinois ont-ils la volonté et la capacité de freiner leur demande de pétrole ?
Cette volonté existe. Mettre en place une politique énergétique radicale est plus facile en Chine que dans un pays ayant un régime politique, disons, différent. D’un autre côté, les Chinois désirent profiter du style de vie occidental. Un Chinois se dit : "si j’ai de l’argent, pourquoi je n’achèterai pas une voiture ?"
Je pense que le gouvernement chinois ne pourra pas faire mieux que freiner l’accélération : il y aura toujours une très forte croissance de la demande de pétrole, quoi qu’il arrive. L’industrie du pétrole doit tenir compte de ce fait et prendre les mesures nécessaires.
Peut-on prévoir quel sera le rythme de cette croissance ?
C’est une grande inconnue : quel est le potentiel de croissance des Chinois pour les dix prochaines années : 6 % par an, 7 %, 10 % ? Cette différence de quelques points aura des implications très différentes dans le monde.
Les biocarburants ne constituent-ils pas une réponse à ce défi ?
Encore une fois, il faut regarder les chiffres, plutôt qu’écouter la rhétorique. Beaucoup de gouvernements encouragent la consommation de carburants agricoles, notamment en Europe, au Japon et aux Etats-Unis. Certaines de ces politiques ne sont pas fondées sur une rationalité économique solide : les biocarburants resteront très chers à produire. Mais même si ces politiques aboutissent, nous pensons que la part des biocarburants en 2030 sera de seulement 7 % de l’ensemble de la production mondiale de carburants.
Pour atteindre ces 7 %, il faudra une surface agricole équivalente à la superficie de l’Australie, plus celles de la Corée, du Japon et de la Nouvelle-Zélande.
Cette concurrence avec la surface consacrée à l’agriculture traditionnelle risque d’avoir des conséquences sur le prix des récoltes.
Oui, c’est déjà le cas, et ce n’est pas bon. Et puis il y a aussi des difficultés liées à l’environnement : de plus en plus d’études prouvent que les biocarburants ne réduisent pas automatiquement les émissions de gaz à effet de serre, comparés au pétrole. C’est aussi un gros souci. Donc, pour ces raisons à la fois économiques et environnementales, 7 % de la production totale de carburant est un chiffre très, très optimiste. Les carburants agricoles ne remplaceront jamais le pétrole de l’OPEP, comme certains l’espèrent. Leur contribution sera mineure.
Quel peut être l’apport des nouveaux gisements en Afrique ?
Ce que l’on entend de l’Afrique n’a rien de révolutionnaire : quelques centaines de milliers de barils par jour supplémentaires ici ou là en Afrique de l’Ouest. Cela ne changera pas fondamentalement les choses.
Alors, d’où peuvent venir les nouvelles capacités de production ?
Les deux seuls pays qui peuvent vraiment changer le cours du jeu sont l’Arabie saoudite et l’Irak. Ils peuvent amener sur le marché un volume de brut supplémentaire significatif, s’ils le souhaitent. Mais à quelles conditions ? Il y a là aussi un point énorme d’interrogation. Ici l’inconnue, ce sont les chiffres sur les réserves.
Y a-t-il des raisons de s’attendre à des mauvaises surprises de ce côté-là ?
Je crois que le gouvernement saoudien parle de 230 milliards de barils de réserves. Je n’ai pas de raison officielle de ne pas y croire. Cependant l’Arabie saoudite de même que les autres pays producteurs et les firmes internationales devraient être plus transparents dans la présentation de leurs chiffres. Car le pétrole est un bien très crucial pour nous tous, et notre droit est de savoir, selon des standards internationaux, combien de pétrole il nous reste.
Y a-t-il un risque à court terme ?
On se fonde sur l’hypothèse d’un taux moyen de déclin de la production des champs pétroliers existants de 8 % par an. C’est déjà beaucoup : pour un dollar investi afin d’augmenter les extractions, il faut investir trois dollars pour compenser ce déclin. Mais que se passerait-il si, tout compte fait, le taux de déclin est de 9 % ? La quantité supplémentaire de pétrole qu’il faudrait trouver pour compenser la différence est égale à la hausse de la consommation de pétrole des pays de l’OCDE prévue d’ici à 2020.
L’Arabie saoudite reconnaît un déclin rapide de plusieurs champs…
Je peux confirmer que l’Arabie saoudite est capable d’atteindre une capacité de production de 15 millions de barils par jour (mb/j) d’ici à 2015, contre 12 mb/j aujourd’hui, conformément à l’engagement du ministre saoudien du pétrole, Ali Al-Nouaïmi. Or ces 3 mb/j supplémentaires, c’est à peu près tout ce qu’on peut attendre pour faire face à la hausse prévue de la demande mondiale de pétrole [cette demande est aujourd’hui de 83 mb/j].
Et l’Irak ?
Si la production n’augmente pas en Irak de manière exponentielle d’ici à 2015, nous avons un très gros problème, même si l’Arabie saoudite respecte ses engagements. Les chiffres sont très simples, il n’y a pas besoin d’être un expert. Il suffit de savoir faire une soustraction. La Chine va croître très vite, l’Inde aussi, et ce que projette l’Arabie saoudite, les 3 mb/j en plus, ne suffira même pas pour répondre à la hausse de la demande chinoise.
Mais, vu la situation actuelle en Irak, il est très improbable que ce pays arrive à sa capacité optimale de production juste comme ça !
Si cette situation s’améliorait radicalement, combien de temps faudrait-il pour que l’industrie pétrolière irakienne atteigne sa capacité optimale ?
Les officiels irakiens parlent de 3 à 5 ans. Ils savent mieux que moi. Même si ce qu’ils disent est exact, et que tout se passe bien en Irak, ce sera de toute façon un long processus.
Donc, je le répète, l’industrie du pétrole fera face à un test très sérieux d'ici à 2015 : avec le déclin de la production hors OPEP et le pic de croissance de la Chine, le fossé entre offre et demande va s’élargir de façon significative.
Que deviennent les grandes compagnies pétrolières privées dans ce nouveau jeu qui, d’après vous, sera de plus en plus dominé par le cartel des pays producteurs ?
Ces "majors" [Exxon, Chevron-Texaco, Shell, BP et Total] vont être en difficulté. Elles n’auront plus accès aux nouvelles capacités de production. Ils doivent redéfinir leurs stratégies, sinon s’ils restent concentrés sur le pétrole, ils devront se contenter de marchés de niches.
Vous dites qu’ils ne resteront pas des "majors" bien longtemps ?
C’est ce que je dis. Malgré la forte hausse du prix du baril, qui leur permettait d’investir, les "majors" n’ont pas pu reconstituer leurs réserves !
Donc si les choses ne s’améliorent pas en Irak…
…il y a un mur, un grand test devant nous, si les puissances occidentales et aussi la Chine et l’Inde ne révisent pas leur politique énergétique de façon substantielle, en taxant plus le pétrole, en recherchant plus d’efficacité énergétique.
On n’en prend pas vraiment le chemin. La consommation mondiale de pétrole croît de plus en plus vite.
Malheureusement, il y a beaucoup de paroles, mais peu d’actes. J’espère vraiment que les nations consommatrices vont comprendre la gravité de la situation, et mettre en place des politiques très fortes et radicales pour ralentir la hausse de la demande de pétrole.
Une telle démarche jouerait en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique, une lutte à l’issue encore très incertaine…
Je crois qu’il y a bien des façons de combattre le réchauffement climatique. Mais il faut être très clair : si vous voulez résoudre le problème du réchauffement, c’est impossible de le faire sans l’Inde et surtout sans la Chine, qui vient de devenir le premier émetteur mondial de gaz à effet de serre. La Chine est la clé.
A eux seuls, d’ici 2030, les Chinois pourraient émettre plus de deux fois plus de gaz carbonique que l’ensemble des pays de l’OCDE. Cela n’a aucun sens de prendre des mesures si la Chine ne participe pas.
Un exemple : l’Europe s’est engagée à réduire ses émissions de 20 % d’ici à 2020. Certains disent que c’est réaliste, d’autres disent que ça ne l’est pas. Mais la question n’est pas là. Au rythme actuel, la Chine n’aura besoin que d’un an et demi pour émettre les 20 % d’émissions que l’Europe se dit prête à économiser !
Vous rencontrez des hauts responsables chinois. Le climat est-il une préoccupation majeure pour eux ?
La première préoccupation des dirigeants chinois, c’est la croissance et l’efficacité économique. Bien sûr, ils se penchent sur les problèmes d’environnement, mais ce sont les problèmes locaux qui les préoccupent le plus. La pollution de l’air des villes est à leurs yeux plus importante que le changement climatique.
Cela dit, ils prennent le réchauffement très au sérieux, mais je pense que le premier pas doit être fait par les pays occidentaux, qui devront offrir leur assistance et donner de bonnes raisons à la Chine pour qu’elle s’associe au combat.
Propos recueillis par Mathieu Auzanneau