Le destin de la Turquie se joue dans les élections prochaines

A la veille d’élections capitales – les présidentielles dans les prochains jours, sauf imprévu, et les législatives le 21 juillet prochain - qui décideront sans doute du sort futur du pays, le monde, à commencer par les Turcs eux-mêmes, et non sans quelques craintes fondées, s’interroge de quel côté la décision l’emportera. D’un côté, s’impose, en effet, la montée en puissance du mouvement islamiste, représenté au sommet de l’Etat par l’équipe du premier ministre Erdogan, soutenue apparemment sinon par quelques pontes de l’armée et de l’administration du moins par des dirigeants influents de l’extrême droite et surtout par la grande mafia locale. De l’autre, la frange dite laïco-démocratique, qui s’est étiolée au fil des temps, depuis notamment la disparition du président Inonu, dernier gardien du temple et vieux compagnon de combat d’Ataturk, peine à se frayer un chemin vers le pouvoir. Il faut dire que la Turquie, ancien malade de l’Europe qui aspire fortement à l’intégrer, rencontre de plus en plus de contraintes exogènes directement liées à son appartenance au monde islamique, par-delà déjà sa propre position géographique en Asie Mineure, jugée bien trop loin de l’Europe.

Quand on observe, de plus, son approche propre, et particulièrement singulière, des problèmes de l’intégration des minorités, des droits de l’homme, et surtout du chômage toujours dense et croissant que l’Europe n’entend en aucun cas résoudre par l’ouverture plus large de ses portes à l’immigration, les islamistes ont en vérité bien beau jeu de s’afficher en européistes convaincus, eux qui, en vérité, s’en détachent spécialement par le côté religieux devenu visiblement par trop envahissant.

Certes, au plan politico-économique, les Turcs gardent leurs distances bien marquées du monde arabe, et cultivent des relations beaucoup plus étroites avec Israël, son ennemi déclaré. Certes, aussi, par leur engagement maintes fois affirmé aux côtés du monde occidental, leur pays constitue un poste avancé où stationnent d’importantes forces militaires de l’OTAN, prêtes à parer à toute attaque pouvant venir du bloc soviétique d’hier et de la Russie d’aujourd’hui. Mais, au plan spécialement religieux, depuis notamment la catastrophe du 11 septembre, nombreux sont les Européens, défiants, qui considèrent que la Turquie, musulmane à 98 %, n’a pas et ne peut avoir de place au sein de l’U.E.. Même en démontrant largement sa totale liberté de culte, indépendante de toute inspiration ou inflexion arabo-islamiste, le pays, où d’ailleurs s’expriment régulièrement de fortes et parfois très sanglantes tensions à caractère religieux, reste trop souvent suspecté de nourrir l’intention de modifier, voire de submerger, surtout par le nombre élevé de sa population, l'identité chrétienne de l’Europe. Mais, inversement, en lui fermant l’accès à l’U.E., d’aucuns craignent que ce rejet ne vienne à renforcer, par voie de conséquence, le clan islamiste qui, dans ce pays, conquiert chaque jour un peu plus de terrain enlevé à la partie adverse, le camp laïc.

Devant un tel échiquier tout naturellement porteur de gros risques susceptibles de balayer d’un revers de main tout l’acquis laïco-démocratique laborieusement mis en place depuis l’avènement du fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kamal, l’expression des suffrages populaires prochains est donc attendue avec autant d’anxiété que d’espoir, selon, bien sûr, le camp où l’on se place, au-dedans ou en dehors de ce qui fut La Porte.

Puisque le Parlement turc vient d'adopter un amendement constitutionnel en vertu duquel le Président de la République est éligible désormais au suffrage universel et non plus au Parlement, le calendrier devra donc être bousculé. Les élections au suffrage universel exigeant nécessairement du temps et des préparatifs conséquents, il est a priori impensable qu'elles puissent se dérouler avant les Législatives, théoriquement prévues fin juillet prochain.

Quoiqu'il en soit, au lieu d'un unique septennat, la réforme prévoit deux mandats quinquennaux pour le Président de la République à venir.

Rien n'est donc déterminé, pour l'instant, quant au choix de ce dernier, et de sa couleur politique. Les islamistes comme les laïcs auront donc du pain sur la planche, pour convaincre, chacun à sa manière, un électorat qui se compte désormais en dizaines de millions, pour l'emporter aux présidentielles.

Ahmet Necdet Sezer, le président turc, vient de donner une fin de non recevoir au projet du Parti de la justice et du développement, mouvement islamiste du Premier ministre Erdogan, d’organiser le référendum sur l’élection présidentielle au suffrage universel en même temps que les législatives, le 22 juillet prochain. Estimant que le déroulement des deux scrutins, le même jour, créerait la confusion, le chef de l’Etat a rejeté l’argument présenté, au motif qu'il faut impérativement privilégier l’intérêt général sur le souci mineur de réaliser des économies budgétaires.

En parallèle, Sezer a déposé un recours auprès de la Cour constitutionnelle pour faire invalider les amendements portant sur la réforme de l’élection présidentielle au suffrage universel, qui ouvrirait droit à l’exercice de deux mandats de cinq ans, contre un seul de 7 aujourd’hui relevant des attributions propres du parlement.

Etant donné que ce dernier a déjà avalisé le projet de réforme du Premier ministre, le président compte soumettre la décision finale à référendum, et se prépare à déposer devant la Cour constitutionnelle un recours en annulation.

Erdogan, le Premier ministre, avait, en avril dernier, essuyé, rappelons-nous, à cause du boycott de l’opposition laïque, un refus du Parlement d’élire un de ses proches, le ministre en exercice des Affaires étrangères, Abullah Güll, à la présidence de la République.

Bien que soutenu par le parti d’opposition CHP, dit laïc, le président turc vient d’être débouté de sa demande présentée à la Cour constitutionnelle à l’effet d’annuler la réforme électorale projetée par le gouvernement islamiste d’Erdogan.

Par cette réforme, ce dernier entendait désormais faire élire le président de la République au suffrage universel et non plus par le Parlement. Et les sondages, au niveau du peuple, se prononcent apparemment en faveur de cette réforme.

Or, les élections présidentielles ne pouvant avoir lieu qu’en octobre, la grande inconnue reste de savoir à qui profiteront les législatives anticipées prévues pour le 22 juillet prochain, d’autant plus qu’en vertu de la Constitution encore en vigueur, le président devra être choisi, pour la dernière fois, dans la salle du parlement et réunir au préalable les deux tiers des suffrages dès le premier tour. C’est d’ailleurs la mise en branle de cette condition, instaurée à dessein au printemps dernier par le camp laïc aidé par l’armée, qui a permis le rejet de la candidature d’Abdallah Gül, seul candidat en lice, présenté par l’AKP, le parti au pouvoir.

Ce dernier ne perd pas espoir de faire passer son candidat, à prendre au besoin à mi-côte entre l’opposition et lui-même, à moins de refuser tout compromis et déboucher sur de nouvelles élections législatives, dans un délai maximum d’un mois, si le Parlement ne réussit pas à désigner un président de la République.