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 Le nouveau visage du monde arabe

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Ouchen

Ouchen


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MessageSujet: Le nouveau visage du monde arabe   Le nouveau visage du monde arabe EmptyJeu 24 Mar - 10:20

Le Soir d'Algérie - 23 et 24.03.2011
Par Noureddine Boukrouh

1ère partie - Le réveil tant attendu du Monde Arabe

« La liberté ne descend pas vers un peuple, un peuple doit s’élever jusqu’à la liberté. » Gandhi

Le réveil dont il est question ici s’applique moins à l’extraordinaire vague de révoltes qui est en train de nettoyer les écuries d’Augias du monde arabe, qu’à un phénomène encore plus extraordinaire : le fait que cette vague semble aller dans le sens de l’Histoire. Je dis «semble» car un Algérien échaudé craint les douches froides : croyant aller en 1988 vers le meilleur, nous nous sommes vite retrouvés face au pire. Mais d’abord que sont ces révoltes ?

Un complot de l’étranger ou de la nébuleuse d’Al-Qaïda comme l’ont affirmé Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Ali Saleh ? Une brusque volonté de déstabiliser leurs pays de la part de peuples réputés pour leur tempérament pacifique ? Il s’est écoulé assez de temps pour pouvoir affirmer que ces soulèvements qui évoquent des phénomènes telluriques ne peuvent pas avoir été orchestrés, et qu’une pulsion suicidaire ne peut pas se propager d’un peuple à un autre. Cette contagion est celle d’un ras-le-bol général devant les excès du despotisme, et la propagation à une même aire culturelle de la volonté des peuples de se réapproprier leur souveraineté. L’éruption à laquelle on assiste marque le réveil tardif des Arabes dans un monde qui a beaucoup changé au cours des dernières décennies. La géopolitique, l’économie, la technologie, le climat, les médias, les idées, ont connu de profonds remaniements sans perturber leur quiétude séculaire. Dans les années qui ont suivi la chute du mur de Berlin, la plupart des nations qui vivaient sous le joug de pouvoirs totalitaires ont réalisé l'une après l'autre leur transition démocratique. Depuis, elles vivent en paix et poursuivent leur mise à niveau économique, sociale et culturelle pour se mettre au diapason des nations développées. Dans les pays arabes où les habitants ont souffert autant, sinon plus, du despotisme, de l'injustice et de la pauvreté, ceux-ci ne semblaient frémir qu'à l'idée d'une transition vers un Etat islamique mythique, donnant l'impression de chercher à tout prix à s'éloigner des valeurs universelles et à prendre à contresens le chemin de l’Histoire. Ils étaient globalement méprisés pour leur asservissement consenti et leur maintien loin des standards internationaux, jusqu'à ce que le peuple tunisien pulvérise ce cliché honteux. Les voilà désormais frémissant du Golfe à l’Atlantique à l’idée d’une transition vers la démocratie.

L'exemple tunisien a stimulé le peuple égyptien ; à son tour, l'exemple égyptien a donné du courage à d'autres peuples en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Ce que l’Histoire ne nous a pas donné à voir en des siècles, pour ne pas dire jamais, elle nous l’a servi à profusion en l’espace de quelques semaines, nous gavant d’images et de spectacles qu’on n’espérait pas voir de notre vivant. Incrédules d’abord, les masses arabes ont suivi cette réaction en chaîne à travers la couverture permanente des chaînes satellitaires qu’on peut créditer d’un honorable pourcentage dans le succès de ces révolutions, et découvert que le changement était possible pour ceux qui le voulaient.

Le vent de la liberté est venu de là où personne ne l'attendait. En Tunisie même, il est parti d'un bourg de l'intérieur du pays. Et dans ce bourg lui-même, ce n'est pas un parti, un syndicat ou un groupe d’intellectuels qui a déclenché la tempête, mais le geste d’une policière giflant un marchand ambulant que n’habitait aucune intention politique. Comme dans la fameuse théorie de «l'effet papillon» en vertu de laquelle le battement d'aile d'un papillon à un bout du monde peut provoquer un ouragan à l’autre bout, le geste de Mohammed Bouazizi a enflammé l’aire arabe et brûlé plusieurs despotes. Et la liste n’est pas close. Dans une récente lecture, je suis tombé sur une citation du président Bourguiba où il disait : «J'ai fait d'une poussière d'individus un peuple de citoyens.» Le peuple arabe le plus modernisé, grâce au système éducatif mis en place par Bourguiba justement, a réussi la première révolution démocratique dans le monde arabe, entraînant dans son sillage plusieurs d’entre eux.

En trois semaines le problème était réglé. Il y a eu certes des pillages et de la casse, phénomènes inévitables lors de mouvements de foules en colère, mais les émeutes ont vite pris les contours d'une authentique révolution politique. On n'a bientôt plus parlé de pain et de cherté de la vie, mais de dignité, de liberté, de démocratie et de comptes à rendre par le dictateur. La carte intellectuelle du monde arabo-musulman se caractérisait jusque-là par des îlots de conscience moderne et des océans de conscience archaïque. Un intellectuel libanais, Ghassan Tuéni, voulant analyser l'échec de la «renaissance arabe» dans tous les domaines depuis la fin du XIXe siècle, a choisi de donner pour titre à l’ouvrage qu’il a consacré à la question «Un siècle pour rien». C’était tout dire.

Mais ce constat rend encore plus surprenants les évènements que nous vivons depuis deux mois. Comment les expliquer ? Comment comprendre que des peuples longtemps résignés et soumis aient subitement mûri, et qui plus est les uns à la suite des autres ? Sans préavis, les peuples arabes sont passés l’un à la suite de l’autre à l’âge des idées comme l’attestent les slogans et les déclarations qu’on a entendus et lus sur les banderoles. C’étaient d’ailleurs les mêmes : «Echaâb yourid…» Les manifestants n’ont pas concentré leurs demandes sur les choses (emploi, augmentation des salaires ou programme de développement sans précédent) comme crurent bon de le leur proposer à la dernière minute Ben Ali, Moubarak et Kadhafi, mais sur la fin du système qui les gouverne. Autrement dit, elles portaient sur des idées. Ni une «démocratie spécifique », ni une «démocratie responsable», mais le système démocratique universel dont la description peut tenir en un paragraphe : une constitution consacrant la séparation des pouvoirs, l'indépendance de la justice, l'égalité de tous devant la loi, la liberté de conscience et d'expression, des élections libres, des mécanismes de contrôle efficaces pour dissuader et punir la corruption…

Une révolution de l’esprit ! Voilà ce qui ne nous a pas été donné de voir en terre arabo-musulmane depuis la révélation du Coran, et qui fonde à penser que les peuples arabes ont enfin accédé à l’âge politique, à l’âge des idées. A ce stade, il faut peut-être faire une précision : les peuples qui mènent actuellement des révolutions dans leurs pays ne sont pas tout à fait ceux d’hier. La dénomination est la même mais le contenu physique et surtout intellectuel a changé dans de fortes proportions. L’avant-garde qui a mis le feu aux poudres est constituée de générations écloses au sein de ces mêmes peuples, mais avec des représentations mentales nouvelles dont la formation a été favorisée par les technologies de l’information et les chaînes satellitaires. Tout le monde convient du rôle joué dans la mobilisation par les réseaux sociaux. Internet a offert à ces générations des modes d’échange et d’information qui leur ont permis de préparer le terrain à une action concertée, transformant du même coup une poussière d’individus interconnectés en société, la rue en opinion publique, et les habitants en peuple.

Toynbee écrivait il y a un demi-siècle : «Une société est le produit des relations entre individus. Celles-ci proviennent de la coïncidence de leurs champs d’action individuels. Cette coïncidence permet la jonction de tous ces champs particuliers en un terrain commun que nous appelons "société". La société est le réseau complet des relations entre les êtres humains.

Les composantes de la société ne sont pas, par conséquent, les êtres humains, mais les relations qui existent entre eux.» En quelques semaines, les Tunisiens et les Égyptiens ont basculé dans le XXIe siècle, rejoignant la conception universelle des droits de l’homme et effaçant le souvenir de leur ancien statut de moutons de Panurge qui ne s’ébrouaient que pour acclamer un «zaïm», fêter des victoires de football, ou réagir à des «atteintes à l’islam» par un écrivain en mal de publicité ou un caricaturiste «anar». C’est vraiment la fin d'une ère, d'une mentalité, d'un modèle sociologique.

L’idée que la souveraineté appartient au peuple a mis quatorze siècles à germer dans le monde arabomusulman, et nous sommes les heureux contemporains de cette germination. Hormis le cas unique d’Omar Ibn Abdelaziz, ce calife omeyade qui voulût restituer un pouvoir dynastique qu’il jugeait illégitime, aucun dirigeant arabo-musulman ne s'est jamais remis en cause, ne quittant le pouvoir que mort ou chassé par un autre candidat au despotisme.

Le monde arabe n'a pas connu d'exemple comme celui de Nelson Mandela, vénéré aujourd'hui dans le monde entier pour sa hauteur de vue et son désintéressement personnel.

Cependant, en Algérie, on n’a pas oublié le geste du président Liamine Zéroual remettant avant terme son mandat en 1999. Les jeunesses que nous avons vues à l’œuvre en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen ou en Syrie étaient confrontées à des régimes porteurs d’une vision des choses complètement dépassée. Le conflit oppose au premier chef deux cultures.

Sans surprise, Ben Ali, Moubarak et Kadhafi ont dit la même chose dans leurs discours où c’est leur culture politique qui s’exprimait.

Les deux premiers ont rappelé qu’ils ont donné chacun cinquante et soixante-deux ans de leur vie à leurs pays respectifs, tandis que le troisième hurlait que la Libye n’était rien avant lui et n’existerait plus après lui.

Il n’est pas venu à leur esprit, et ne viendra pas jusqu’à leur trépas, que c’est de leurs peuples qu’ils tenaient leur pouvoir, qu’il était leur employeur, qu’ils les a employés pendant trop longtemps et grassement payés pour des résultats médiocres. Ils étaient sincèrement indignés et protestaient comme des personnes spoliées d’un droit naturel ou d’un bien personnel. Dans leur culture, l’idée que le peuple est la source et le dépositaire du pouvoir souverain n’existe pas. Ils ont vu tout au long de leur vie des peuples déléguer l’exercice de leur pouvoir souverain par le vote, et le retirer par la révolte quand il en était fait un mauvais usage, mais pour eux leurs peuples n’étaient pas des citoyens souverains comme les autres. S’ils n’étaient pas des traîtres ou des marionnettes manipulées de l’extérieur, ils étaient de simples résidents, un peu comme les immigrés en Europe.

Des mégalomanes de faible niveau intellectuel en général, des malades mentaux pour certains et des voleurs dans presque tous les cas, ont régné selon leur bon vouloir, infantilisant à dessein leurs peuples pour mieux les maintenir à l’âge des choses, tandis qu'ils faisaient croire à l'Occident qu’ils étaient en personne les garants de la paix au Proche-Orient, les remparts contre l'islamisme, ou les gardes-frontières contre la menace migratoire.

Hélas, une providence néfaste a voulu que la plupart d’entre eux puissent compter sur d’importants gisements d'hydrocarbures qui les dispensaient du travail, des impôts et du vote de leurs peuples.

Si des régimes se sont déjà écroulés et que d'autres vacillent, c'est parce que les nouvelles générations ont pris conscience qu'elles étaient les dupes d’un discours mythologique : celui du «combat contre le colonialisme, l’impérialisme et le sionisme», celui de la «renaissance arabe», celui de «l'unité de la nation arabe» et de «l'Union du Maghreb arabe», celui du développement selon un «modèle différent» de celui de l'Occident, celui de la «lutte contre le terrorisme»…

Bien entendu, ces démagogues n'ont ni libéré la Palestine, ni réalisé l'unité arabe ou maghrébine, ni développé leurs pays, ni tari les sources de l'islamisme, au contraire.

Le changement attendu pendant des décennies de l'intérieur du pouvoir, de l'armée, des partis politiques ou de la classe intellectuelle n’étant pas venu, il a été finalement pris en charge par les citoyens eux-mêmes à la faveur de circonstances aussi mystérieuses qu’imprévisibles. Au demeurant, aucune révolution n’a été prévue. Ceux qui sont restés le plus longtemps à la tête des «républiques» sont déjà tombés ou ne tiennent qu’à un fil comme en Libye et au Yémen, tandis que dans les monarchies absolues, on commence à réclamer des monarchies constitutionnelles comme à Bahreïn, en Jordanie, au Maroc et à Oman, autrement dit, le transfert du pouvoir royal à un parlement élu.

Les peuples arabes se sont affranchis du monde des choses en méprisant les réponses matérielles à leurs révoltes ; ils ont dépassé l’âge des personnes en détruisant le mythe de l’homme providentiel, en dédaignant l’alternative militaire, et en récusant la tutelle des «hommes de religion». En rentrant au Caire à la veille de la première grande manifestation, Mohamed El-Bradeï, en qui certains Occidentaux voulaient voir l’homme providentiel, a offert son honorable personne à la révolution des jeunes mais ceux-ci l’ont ignoré poliment.

L’éminent prix Nobel a même été victime d’un jet de pierres le jour du référendum sur la Constitution. Même après la chute des despotes, ils n’ont pas désemparé et continué, en Tunisie comme en Egypte, d’exiger la concrétisation de leurs revendications, renvoyant les gouvernements de transition l’un après l’autre.

On se serait attendu à ce qu’ils rentrent chez eux à l’annonce du départ du dictateur, à ce qu’ils considèrent leur but comme atteint, à ce qu’ils se dispersent de joie, apaisés par le résultat obtenu, mais, ô surprise, ils sont restés mobilisés et vigilants quant à l’aboutissement total de leur mouvement : le changement du système, et non de la seule personne du dictateur.

Des peuples qu’on donnait pour morts, dont on se gaussait ou qui se gaussaient d’eux-mêmes, ont donné à un monde stupéfait des leçons d’héroïsme, d’abnégation, de patriotisme, de solidarité, d’intelligence dans l’organisation, et même d’humour. Et ce n’est pas une élite à l’intérieur de ces peuples qui a provoqué cette prise de conscience. Les peuples eux-mêmes sont devenus des élites. Leur génie s’est alors déployé dans les mots d’ordre, les slogans, les déclarations impromptues et les scènes télévisées qui nous ont étreints d’émotion.

Personnellement, c’est la première fois que j’ai trouvé un sens à la notion d’«unité arabe». Je l’ai perçue dans la ressemblance physique et morale des peuples qui se battaient pour leur liberté ; je l’ai vue dans leur unité de pensée, leur parler et la communauté de leurs référents. Les seules différences qu’on pouvait relever d’un pays à l’autre tenaient à l’accent ou au détail vestimentaire.

Ce sont les despotes qui nous ont fait détester cette notion à laquelle ils ne voulaient donner aucune réalité qui restreindrait leur droit de vie et de mort sur leurs peuples. A l’avenir, elle deviendra envisageable parce que les peuples, à travers les institutions représentatives qu’ils vont se donner, pourront la construire s’ils le voudront selon un processus semblable à celui qui a donné naissance à l’Union européenne.

Je parie que ceux qui, chez nous, n’aimaient pas trop qu’on dise d’eux qu’ils étaient des Arabes, ont dû ressentir ces derniers temps un agréable chatouillement au fond d’eux-mêmes, quelque chose comme de la fierté.

Les despotes étaient les arbres qui cachaient la forêt. Ils ont caché la valeur et la grandeur de leurs peuples derrière leur moi surdimensionné, leur ego démesuré, leur narcissisme illimité, nous infligeant des décennies durant le minable spectacle de leurs fantaisies, de leur ignorance, de leurs déguisements théâtraux, de leurs cheveux teints…

Ils nous ont fait détester les uns les autres et nous ont opposés les uns aux autres, car c’est à leur aune que nous nous jugions mutuellement et négativement. Après la chute fracassante des arbres qui nous obstruaient la vue, nous avons découvert une belle forêt, des millions d’arbres et d’arbrisseaux chargés de sève, une flore luxuriante, de merveilleux paysages de bravoure, de solidarité et d’originalité.

Que vont rapporter les révolutions aux peuples qui les ont réalisées ? Ceux qui n’avaient pas de pétrole ne vont pas le voir jaillir de leur sous-sol ; les pauvres ne seront certainement pas beaucoup plus riches qu’avant ; les chômeurs ne vont pas trouver de travail du jour au lendemain ; tous les manifestants ne vont pas accéder au pouvoir… Mais d’ores et déjà, ils se sentent plus dignes, plus proches les uns des autres, plus fiers de leur pays et de leur Etat, plus respectés dans le monde. Ils seront bientôt heureux de s’exprimer à travers des votes sincères, comme on vient de le voir au Caire, d’être représentés par des élus choisis par eux, d’avoir une justice en laquelle ils auront confiance, de manifester le cas échéant leur mécontentement sans craindre d’être jetés en prison ou assassinés. Pour le reste, il ne tient qu’à eux de suivre la voie tracée par des pays qui ont connu la dictature et en sont sortis métamorphosés : l’Espagne, la Corée du Sud, le Brésil, pour ne citer que ceux-là.

Il fut un temps où notre peuple était reconnu par l’ensemble du monde arabe comme le meilleur parce qu’il a mené une révolution qui a soulevé l’admiration de la planète. Nous étions connus sous le label du «peuple du million», du million de martyrs et non de barils de pétrole bien sûr. Puis notre étoile pâlit. La Tunisie, d’où est partie la révolution qui a restitué sa dignité à l’homme arabe dans le monde, et dont les répercussions vont modifier les relations internationales dans les années à venir, exporte hors hydrocarbures dix fois plus que nous. Sous le colonialisme, elle a pris les armes avant nous. Il y a cependant un terrain sur lequel nous avons battu les Tunisiens, un domaine dans lequel nous les avons devancés, c’est la «présidence à vie».

En effet, douze ans avant notre indépendance, le «zaïm» du mouvement nationaliste algérien, Messali Hadj, exigea d’être plébiscité par son parti, le PPA-MTLD, «président à vie» et qu’il lui soit accordé le «droit de veto».

Il s’ensuivit une crise qui retarda la révolution de Novembre de quatre ans et plongea les militants de son parti dans une guerre fratricide qui ne cessa qu’à la libération du pays. Entretemps, les Tunisiens passaient à l’action armée contre la France, obtenant leur indépendance six ans avant nous. Bourguiba ne songera à la présidence à vie, c’est-à-dire la monarchie sans l’ascendance royale et sans la couronne, que vers 1975.

Il a laissé derrière lui un «peuple de citoyens», quand l’exemple de Messali Hadj a suscité à travers les générations une flopée de «zaïmillons. Mohamed Bouazizi et Messali Hadj avaient un point commun : au même âge à peu près, ils ont exercé le même métier : marchands de fruits et légumes ambulants. Il n’y a pas de sot métier, puisque les deux hommes sont entrés chacun à sa manière dans l’Histoire.

2è Partie - Le nouveau visage du Monde Arabe

Au début des années 1990, les Algériens s’enorgueillissaient d’être les pionniers de la démocratie dans le monde arabe parce qu’ils ont été les premiers à se soulever en laissant cinq cents morts par terre sur le coup et plusieurs centaines de milliers d’autres par la suite.

Aujourd’hui, je me demande si nous n’avons pas retardé de vingt ans le soulèvement des peuples arabes, comme je me demande si la vague de révolutions qui déferle actuellement sur le monde arabe se serait déclenchée si les évènements, au lieu de commencer en Tunisie et de se dérouler de la manière qu’on a vue, avaient eu pour point de départ la Libye. Je crois que Ben Ali et Moubarak seraient encore dans leurs palais, et que le prix de l’huile n’aurait pas baissé chez nous. Car qui aurait voulu voir dans son pays ce que nous sommes en train de voir en Libye : effondrement de l’État, division du pays, Kadhafi rééditant, en la décuplant, Guernica, intervention militaire étrangère… Le résultat de tous ces malheurs sera le retour de ce pays frère au néolithique.

Lorsque le président Chadli instaura le multipartisme, Ben Ali, Moubarak, Gueddafi, et peut-être d’autres aussi, le désapprouvèrent et le mirent en garde contre les conséquences de l’introduction dans le jeu politique légal de partis islamistes ; le roi du Maroc, lui, trouvait bon que l’Algérie «serve de laboratoire». Et quand le terrorisme s’installa, commettant des exactions qui ont horrifié l’humanité, il leur était loisible de montrer du doigt à leurs peuples les dangers de la démocratie à l’occidentale.

On leur sût gré ici et là de leur clairvoyance, et ces despotes purent se consacrer tranquillement à la rapine et à la préparation de la transmission du pouvoir à leurs proches. Voilà pourquoi cinq cents Bouazizi algériens n’ont pas réussi là où un seul Bouazizi tunisien a suffi : soulever cent cinquante millions d’Arabes et abattre en quelques semaines quelques-uns des dictateurs qui sont restés le plus longtemps à la tête des «républiques», en attendant le reste, car la mèche court dans toutes les directions.

Nous pouvons donc affirmer que, dans une certaine mesure, c’est sur notre malheureuse expérience que les tyrans arabes, ceux-là et d’autres, ont assis la pérennité de leurs régimes au moment où les pays de l’Est se débarrassaient du totalitarisme communiste, et l’Amérique latine de la dictature militaire.

L’Algérie avait fourni la preuve que des élections démocratiques dans le monde arabo-musulman débouchaient fatalement sur la victoire des islamistes. La théocratie iranienne, le spectacle donné par les taliban, les attentats commis par Al- Qaïda à travers le monde, la création de l’«émirat de Ghaza», etc., s’ajouteront les uns aux autres comme contre-modèles pour faire le reste. Ils achèveront de dissuader les peuples arabes de tenter l’aventure démocratique, un régime despotique étant préférable au déchaînement de barbarie qu’ils ont vu en Algérie et en Afghanistan. Cela devint même le sentiment prégnant chez nous.

Parallèlement, l’islamisme avait pris pied en Occident et, mettant à profit le libéralisme des lois des pays d’accueil, entreprit de s’appliquer le «droit à la différence». Le commerce halal, l’érection de minarets, le port de la burqa après le hidjab, etc. firent leur intrusion dans le paysage sociologique de l’Europe. Ces signes ostentatoires prirent le caractère de messages politiques provocateurs et finirent par exaspérer les Européens qui, redoutant une «islamisation rampante » de leurs sociétés, furent de plus en plus nombreux à développer des sentiments islamophobes, incitant leurs gouvernements à devenir plus circonspects à l’égard d’une démocratisation des sociétés arabes qui livrerait le pouvoir au fanatisme et à l’extrémisme. Ces gouvernements trouvaient également un autre intérêt dans l’affaire : il est en effet plus aisé de traiter avec des hommes dont on sait la fragilité et connait les numéros de comptes bancaires, qu’avec des parlements soumis à la souveraineté de leurs peuples.

L’Algérie n’a cependant pas été qu’un contre-exemple. L’islamisme algérien, son discours nihiliste et ses dérives terroristes, et à la fin son rejet par la population, ont donné à réfléchir aux mouvements islamistes dans le monde arabe, et les a amenés à adapter leurs prétentions aux réalités intérieures et extérieures. Ce doit être la combinaison de l’exemple négatif illustré par le FIS algérien et de l’exemple positif incarné par l’AKP d’Erdogan en Turquie qui ont prédisposé En-Nahda en Tunisie et les «Frères musulmans» en Égypte à adopter un profil bas dans la situation actuelle, mettant en avant dans leur langage les notions d’Etat de droit, de société civile, de démocratie, de libertés publiques, et évitant toute référence à l’Etat islamique. Apparemment, Mawdudi et Sayyed Qotb ne sont plus de mise. Si c’est cela l’islamisme, alors il n’y a pas de quoi fouetter la queue d’un chat.

À leur point de départ, dans leur phase épique, lorsque les foules rivalisent d’héroïsme et d’ingéniosité pour arracher leur liberté, toutes les révolutions paraissent belles, idéales, et on voit volontiers en elles quelque chose d’immanent. L’Histoire nous a appris cependant à craindre les lendemains de révolution.

Après la phase épique de la révolution de 1789, la France a connu le Directoire, puis le Consulat, puis l’Empire, puis la restauration de la monarchie, puis le Second Empire et enfin, en 1870, la proclamation définitive de la République. De même, la révolution russe a été accaparée par un parti minoritaire, le parti communiste bolchévik, qui en a fait une dictature qui a recouvert de son ombre la moitié de l’humanité pendant trois-quarts de siècle avant de s’effondrer avec le mur de Berlin.

La révolution en Tunisie et en Égypte est en train de sortir de la phase épique pour rentrer dans la phase technique, celle de la mise en place des nouvelles institutions. A la différence de la révolution française qui n’avait pas de modèle à suivre, sinon dans l’Antiquité romaine, et devait donc innover, ou de la révolution russe qui voulait réaliser une utopie à partir du canevas marxiste, les changements en Tunisie et en Égypte se déroulent dans un cadre constitutionnel préexistant.

Au besoin, les intéressés ont autour d’eux une palette de modèles d’organisation démocratique dont ils pourront s’inspirer. Du dénouement dans les prochains mois de ce qui se passe dans ces pays dépendent énormément de choses qui ont à voir avec notre propre destin.

Le monde arabe est aujourd’hui au premier plan de la scène médiatique internationale et au centre de la politique mondiale. C’est la première fois que la planète a vu des Arabes sortir dans la rue par centaines de milliers pour autre chose que pleurer la mort d’un «zaïm» ou d’une diva, ou vouer aux gémonies un écrivain «satanique». Ils sont devenus l’objet d’une admiration quasi universelle parce qu’ils ont enfin rejoint le «monde libre». Mais dans les sphères dirigeantes internationales, on attend avec une certaine appréhension ce qui va sortir dans les prochains mois de cet imbroglio, et épie les gestes des différents protagonistes, surtout les représentants du courant islamiste.

L’Occident, jugeant qu’il a déjà assez à faire avec l’Iran et l’Afghanistan pour s’embarrasser de régimes du même acabit, se tient le ventre en se demandant ce que sera le poids électoral des islamistes dans les scrutins à venir, sachant qu’il en découlera des conséquences sur les monarchies pétrolières et sur ses intérêts dans la région, sans parler d’Israël. Depuis les précédents iranien, algérien et palestinien, la conviction s’est enracinée partout que le principal risque avec l’instauration de la démocratie dans le monde arabe c’est l’arrivée au pouvoir de l’islamisme. Tout le monde sait qu’il est là, diffus dans la société, tapi dans les mosquées ou des lieux de réunion plus discrets.

Les islamistes étaient parmi les manifestants en Tunisie, en Égypte, au Yémen, en Libye, en Jordanie, à Bahreïn, au Maroc, en Syrie, même s’il était impossible d’évaluer leur nombre. Mais on n’a pas entendu de dissonances venant d’eux ; ils étaient dans la partition, ne se singularisant par aucun sectarisme. Mieux encore, les «Frères musulmans» et «En- Nahda» se sont engagés à jouer le jeu à visage découvert et à l’intérieur de l’État républicain.

Bon nombre de signes indiquent que ce risque peut être déclassé et ne plus être considéré comme majeur. A l’époque où les «Frères musulmans» étaient au zénith de leur rayonnement, la société égyptienne était largement rurale et analphabète, de même que les autres contrées arabes. Le monde arabe, partagé entre monarchies et régimes «révolutionnaires » et plongé dans la guerre froide à cause de la question palestinienne, était traversé par des idéologies qui ont toutes fait faillite face au défi sioniste.

L’avènement de la révolution iranienne, le «djihad» contre l’Union soviétique en Afghanistan et contre Israël en Palestine et au Liban, puis la chute de l’empire russe, furent mis à l’actif des idées islamistes. Cellesci purent alors se présenter comme une alternative à l’ancien monde bipolaire et aux gouvernements séculiers, et leur bras armé, le terrorisme, apparût en Égypte, avec les «Gamaât islamiya», en Algérie avec les GIA, et sur la scène internationale avec Al-Qaïda. Sur fond d’échecs militaires répétés (guerres israéloarabes), les islamistes apparaissaient comme des héros car pendant que les peuples, victimes résignées, ployaient sous le despotisme, eux s’étaient soulevés, avaient pris les armes et accepté de mourir pour la «cause de Dieu».

Mais depuis l’entrée massive des peuples sur la scène politique de leurs pays, les thèses et les figures islamistes se sont brusquement dépréciées, comme les actions dans une bourse secouée par une crise. Ben Laden, Zawahiri, Ali Benhadj, etc. n’évoquent plus des Robin des bois musulmans. Les révoltés n’ont pas clamé leurs noms, ni brandi leurs portraits. Ils sont passés à la trappe de l’Histoire en même temps qu’était jeté dans ses poubelles le souvenir des despotes. Le temps de l’islamisme pur et dur est passé.

Les jeunesses porteuses de l’aspiration à une vie démocratique moderne ne se laisseront pas voler leur révolution car elles sont politisées, cultivées, informées, vigilantes.

On en a eu un aperçu à travers la façon dont elles ont dicté en Tunisie et en Égypte leur feuille de route aux autorités en charge de la transition : renvoi des gouvernements laissés par les despotes, dissolution du parti «officiel» et restitution de ses biens au domaine public, démantèlement de la police politique, élection d’une Assemblée constituante, élections législatives et présidentielles…

Le monde arabo-musulman est à un important tournant de son histoire. La Nahda ratée au siècle dernier est peut-être en train de se réaliser sous la direction des peuples. Ceux-ci ont pris en main leur destin, ils ont retrouvé la parole, ils n’ont sombré ni dans l’anarchie, ni dans la destruction aveugle, ni dans l’islamisme, ni dans le tribalisme. Au contraire, ils ont révélé de très hautes capacités de discernement et d’analyse. Jusqu’ici, aucune chose, aucune personne, n’est arrivée à les distraire de leurs objectifs. Ils parviendront à leurs buts s’ils continuent à regarder en avant, s’ils tirent les leçons du passé récent et lointain, s’ils gardent le cap sur les valeurs universelles de liberté, de progrès et de tolérance. C’est le moment de trancher tous les nœuds, de faire face notamment au problème de l’instrumentalisation de la religion. L’Égypte et la Tunisie sont les mieux placées pour innover en la matière et assumer le rôle de pionniers.

Le politique et le religieux doivent être séparés comme le préconisaient des oulamas comme Abderrahmane al-Kawakibi et Ali Abderrazik au siècle dernier. L’Égypte compte dans sa population dix millions de Coptes. Les scènes de fraternisation entre Musulmans et Coptes sur la place Tahrir, auxquelles le monde a assisté médusé dans la phase épique de la révolution, lui ont donné une idée de ce que pourrait devenir l’Égypte demain. Si Al-Azhar et le chef de l’Eglise copte sont restés fidèles à Moubarak jusqu’au dernier moment, les fidèles des deux cultes ont affronté ensemble les forces de l’ordre, et c’est ensemble qu’ils ont remporté la victoire. On a vu le croissant et la croix avoisiner sur les pancartes, et musulmans et chrétiens célébrer côte à côte la messe et la prière du vendredi. Leurs prières montaient vers le même ciel, portant les mêmes prières, pour le salut de la même Égypte. La nouvelle constitution égyptienne et les nouvelles institutions devront refléter la réconciliation des deux communautés dans le sang mêlé durant le combat pour la liberté. La liberté des coptes, dans tous les domaines, devra être aussi totale que celle de leurs compatriotes musulmans. On ne va pas à la démocratie avec des relents de théocratie ou un prosélytisme guerrier. C’est le moment de retirer du pied du monde arabo-musulman une épine qui le gêne depuis longtemps.

Les idées cheminent lentement, mais elles finissent par arriver à leur destination. Elles deviennent alors des paradigmes, des archétypes, des sources d’inspiration pour les autres, ceux qui, à travers le monde arabo-musulman, ont passionnément suivi les évènements et se sont instruits des différentes manières de se libérer du despotisme. Ce que les Algériens ont vu et ressenti déclenchera forcément en eux une réflexion sur leur propre situation. Sans parler de «l’effet papillon» et des surprises qu’il peut réserver à tout moment.

Ces dernières revêtent toujours la forme la plus inattendue, comme le «plombier» qui a fait tomber Nixon ou la gifle donnée par une policière à un marchand ambulant dans un coin perdu du Maghreb. Que n’auraient fait ou donné Ben Ali, Moubarak et Kadhafi pour éviter leur sort actuel, eux qui savent désormais qu’ils finiront leur vie soit en prison, soit au bout d’une corde, leurs familles détruites et les dizaines de milliards de dollars volés partis en fumée ? Quoiqu’il en soit, le nouveau visage du monde arabe est en train de se dessiner touche après touche, au fur et à mesure que la révolution démocratique abat les bastions du despotisme. Ce qui réussit tend à devenir un modèle. Nous ne connaissons pas encore ce nouveau visage, il ne s’est pas encore affiché sur nos écrans, mais il n’est pas exagéré de dire que c’est le sort du monde entier qui est suspendu à cette affaire Bouazizi.
N. B.
A suivre
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MessageSujet: Re: Le nouveau visage du monde arabe   Le nouveau visage du monde arabe EmptyMer 30 Mar - 10:18

3è partie - Arabes et Japonais : paradoxes et coïncidences

Par Nour-Eddine Boukrouh

En cette année 2011, l’Histoire semble s’être emballée ; les nouvelles pleuvent sur nos têtes comme des pluies incessantes ; elle nous a repus, recrus d’évènements aussi passionnants les uns que les autres que nous regardons comme si on était au cinéma. Mais alors qu’on suivait sur un écran géant la projection d’un film arabe passionnant, voilà que l’écran fut brusquement coupé en deux et un deuxième film, japonais celui-là, lancé sur l’autre moitié de l’écran, nous nouant tout de suite les tripes.
Actuellement, l’attention des médias mondiaux est focalisée sur le Japon et le monde arabe. Selon les chaînes TV, l’ouverture des bulletins d’information se fait soit sur l’un, soit sur l’autre. Mais le second sujet est fatalement l’un ou l’autre. En regardant à la télévision les images montrant les efforts des autorités japonaises pour refroidir avec des trombes d’eau les réacteurs nucléaires en surchauffe, mon subconscient a fait le rapprochement avec les efforts des autorités arabes pour refroidir avec des canons à eau (mais pas seulement) l’ardeur de leurs jeunesses en ébullition. Puisse les premières réussir, et les secondes échouer.

Mais le rapprochement ne s’est pas arrêté là. Il a ouvert mon esprit à cette curieuse simultanéité entre le tsunami naturel balayant l’archipel nippon et le tsunami politique déferlant sur l’aire arabe. Dans les deux cas, il y avait des peuples qui se battaient au milieu des destructions et des morts, l’un contre les forces de la nature, les autres contre les forces du despotisme. Les images de nuages de fumée noire qui s’élevaient dans le ciel de Ras Lanouf ou de Jdabiya, les hordes humaines fuyant la Libye sans même un baluchon sur l’épaule, les immeubles dévastés et les véhicules broyés gisant sur les routes, n’étaient-elles pas les mêmes que celles qui nous venaient de Miyako ou de Rikuzontakata ?

Au Japon, c’est la géologie qui parlait ; dans les pays arabes, c’est la mégalomanie qui sévissait. La Terre et l’Histoire se sont exprimées en même temps, réduisant à l’état de fétus de paille une partie de l’Empire du Soleil et quelques bastions du despotisme arabe. Mais le spectacle simultané d’un peuple humble, travailleur et discipliné frappé par le sort, et de dirigeants arabes ignares, cruels et se vautrant depuis des décennies dans des milliers de milliards de pétrodollars dilapidés dans des futilités, portait en lui quelque chose de profondément injuste. En plus, ces despotes sont convaincus de ne quitter ce monde où ils n’ont rien fait d’utile à l’espèce humaine que pour rejoindre le paradis où ils se vautreraient éternellement dans le miel et le vin du seul fait d’être musulmans, tandis que ceux qui ont fait du bien à l’espèce humaine, animale et végétale, rôtiraient en enfer du seul fait de ne pas être musulmans. Ce n’est plus de l’injustice, mais de l’escroquerie qu’un Dieu juste ne saurait permettre. La richesse du Japon provient de son génie et il saura par conséquent la reconstituer, tandis que celle des Arabes, provenant d’un argent trouvé par terre, s’évanouira avec lui. Nouveaux et indûment riches, ils retourneront fatalement à leur statut d’anciens pauvres.

Japon et monde arabe ! Deux pans de l’humanité aux antipodes l’un de l’autre, l’un à l’apogée de la civilisation, l’autre à son périgée ; deux parcours historiques opposés, l’un allant du Moyen-âge vers le monde moderne, l’autre du monde moderne vers le Moyen-âge ; deux tentatives de renaissance, l’une réussie, l’autre avortée. Les deux cultures n’avaient eu aucun contact par le passé, et ignoraient tout l’une de l’autre jusqu’à la fin du XIXe siècle. Malgré ces paradoxes, les deux nations partagent d’extraordinaires coïncidences. Partons de la plus récente à la plus ancienne : 1) C’est grâce à la Tunisie et à l’Égypte que le monde arabe est aujourd’hui à la «une» de l’actualité internationale en même temps que le Japon. 2) La Tunisie et l’Égypte sont les premiers pays arabes que le Japon a découverts au XIXe siècle. 3) Le Japon et le monde arabo-musulman se sont réveillés en même temps à l’idée de renaissance dans les années 1860, l’un sous le nom de «Meïji», l’autre sous le nom de «Nahda». 4) Le Japon a failli devenir un Etat musulman.

En effet, c’est de justesse et par un mystère de l’Histoire qu’il a échappé à une invasion menée au XIIIe siècle par les Mongols islamisés qui aurait fait de lui, si elle avait réussi, un émirat ou un khânat. A l’époque, la «pax mongolica» régnait sur de larges portions de la planète, et la Chine était dirigée par la dynastie Yuan fondée par Kubilaï Khan. Après avoir sommé par deux fois le Japon de se soumettre à son autorité, le Grand Khan décide en 1273 de l’envahir et parvient à s’emparer de quelques îles. Pour des raisons non élucidées à ce jour, les Mongols mettent brusquement fin à leur tentative. Une seconde opération est engagée en 1281 avec une armée de cent mille hommes embarqués sur une noria de navires qui accostent en plusieurs endroits de l’archipel. Les combats durent deux mois jusqu’à ce que, subitement, un gigantesque typhon déferle sur les lieux des combats et disperse les forces mongoles, sauvant le Japon d’une dévastation certaine, voire d’une occupation. Les Japonais ont donné à cet ouragan le nom de «kamikaze» (vent divin). C’est de cet épisode historique qu’est venu ce mot.

A la fin du XIXe siècle, le Japon était sommé par les puissances occidentales de s’ouvrir au commerce international et d’ouvrir son pays dont aucune force étrangère n’avait foulé le sol. Son retard, dû à son insularité, était tel qu’il était sur le point d’être colonisé. Militairement, économiquement et techniquement, il était «colonisable». Mais culturellement, socialement et psychologiquement, il ne l’était pas, comme il ne l’a jamais été, ni ne le sera. Or, la Tunisie et l’Égypte venaient de tomber dans l’escarcelle du colonialisme français pour la première, et britannique pour la seconde. Les deux pays ont été obligés de concéder la gestion de leur pays à ces puissances parce qu’ils étaient lourdement endettés auprès d’elles. Ils étaient devenus des «protectorats», c’est-à-dire qu’ils avaient gardé leur Etat, quand l’Algérie était, depuis un demi-siècle déjà, une colonie de peuplement.

Lorsque le canal de Suez est inauguré en 1869, il est propriété de l’Égypte pour moitié, et de la France pour l’autre. Cherchant à contrôler cette nouvelle voie maritime, l’Angleterre rachète en 1876 les parts détenues par le Khédive Ismaïl, obéré de dettes auprès de ses banques. La France et l’Angleterre deviennent propriétaires de la «Compagnie universelle du canal» et se substituent à l’Etat égyptien dans la collecte des impôts pour se faire rembourser. Ils remplacent Ismaïl par son fils Tewfik. En 1888, un officier égyptien, le colonel Orabi Pacha, fomente une révolte contre le Khédive et la mise sous tutelle de son pays. Le peuple égyptien se soulève. L’armée britannique intervient, réprime le mouvement et exile Orabi Pacha à Ceylan.

Les échos de ce mouvement de résistance parviennent au Japon où un intellectuel nationaliste, Shiba Shirô, qui a rendu visite au célèbre exilé, suit avec intérêt les conflits entre les puissances européennes et les peuples colonisés. Il publie un roman historique en douze volumes intitulé Kajin no Kigû qui rencontre un grand succès. Dans ce feuilleton, un épisode est réservé à l’épopée d’Orabi Pacha. Les lecteurs japonais se reconnaissent dans les personnages du roman qui leur décrit les voies par lesquelles peut s’insinuer une occupation coloniale : l’endettement extérieur et les «traités inégaux». Or, le Japon était endetté à l’époque auprès de l’Occident et confronté au système de double juridiction, nationale et étrangère. Dans un ouvrage plus direct, Histoire moderne de l’Égypte, Shiba Shirô montre comment l’oeuvre de modernisation initiée par Mohamed Ali a été stoppée après sa mort par son petit-fils et successeur, Abbas 1er, ce qui a précipité l’Égypte sous la domination étrangère. Le gouvernement japonais envoie des missions en Tunisie et en Egypte pour étudier la situation de ces pays. Les fonctionnaires nippons s’étonnent de voir des Français et des Anglais diriger les services publics tunisiens et égyptiens (douanes, fisc…). Un de ces missionnaires, Nomura Saïji, officier des douanes, veut à tout prix connaître Orabi Pacha et lui rend visite sur l’île de Ceylan. Il relatera sa rencontre avec le héros égyptien dans un rapport qui sera publié en 1891. D’autres Japonais, dont des diplomates, fascinés par le personnage, lui rendront également visite.

Lorsque le Japon accède au rang de puissance internationale après la guerre qui l’a opposé à la Russie en 1905 et dont il est sorti vainqueur, il se met à s’intéresser au rôle et à la place de l’Islam dans la vie des peuples sous domination russe dans la perspective de les inciter à se dresser contre la Russie tzariste. C’est ainsi que le gouvernement japonais invite des personnalités musulmanes en vue, dont l’Egyptien Ahmad Ali Jirjawi qui y effectue un séjour en 1906 et rédige à son retour un livre intitulé Ar-Rihla al-yabaniya (Voyage au Japon) dans lequel il plaide pour une alliance entre l’Empire ottoman et le Japon contre la Russie. C’est ainsi également qu’un Tatar, Abdel Rachid Ibrahim, visite le Japon en 1909 et demande le soutien de l’empereur pour l’indépendance de sa nation. Notons que la première traduction du Coran au japonais date de 1920.

Le penseur algérien Malek Bennabi s’est très tôt intéressé au Japon, et son oeuvre est empreinte de l’admiration qu’il porte au Japon pour ses réalisations. Dans Vocation de l’islam (1954) il écrit : «Le Japon a réussi là où le monde musulman n’a pas encore remporté de victoire décisive sur le sous-développement, parce que son action s’est appliquée dans le monde des “choses”, des produits, au lieu de s’appliquer à l’ordre humain et les “idées”». Dans Idée d’un Commonwealth islamique (1960), il note : «Le Japon a assimilé des “idées”, tandis que la société musulmane achète encore des “choses”. Combien de beaux poèmes avons-nous faits sur notre renaissance, cependant que le Japon couronnait la sienne par tant de retentissantes victoires.» Dans Naissance d’une société, le réseau des relations sociales (1962), il compare le parcours des deux civilisations depuis leur réveil à la fin du XIXe siècle : «Le Japon a repris sa marche dans l’Histoire en même temps que la société musulmane actuelle. Mais l’élite japonaise comptait déjà vers l’aube du XXe siècle des hommes comme Okakura dont l’esprit formé à l’école de l’Occident rayonnait déjà une pensée neuve, riche de toute la culture de Dante, de Shakespeare et de Descartes, mais plus riche encore de toute cette spiritualité accumulée pendant des siècles dans les pagodes sacrées du Shinto, au pied du Fuji Yama, et qui se révèle soudain au monde moderne à travers les traditions chevaleresques du Samouraï et à travers les écrits d’Okakura lui-même. L’élite japonaise comptera bientôt des savants qui font progresser les connaissances humaines comme le physicien Nagaoka dont les radioélectriciens du monde entier appliquent déjà depuis plus de trente ans la fameuse formule qui porte son nom. Et cette élite comprend enfin aujourd’hui une équipe de savants qui est à la tête des études mathématiques et des études nucléaires… Cette élite, demeurée fidèle aux archétypes héréditaires, a su être fidèle également aux archétypes de l’Occident. Elle est allée à l’université d’Occident comme à un temple où il y a dans l’atmosphère quelque chose de sacré qui impose l’humilité et rappelle la conscience en sentiment du devoir. L’élite musulmane y va au contraire comme on va au bazar pour y acquérir des “choses” utiles à son confort, à ses jouissances, à son orgueil. La différence est grande.»

Un professeur d’université américain, Allan Christelow, qui a passé son enfance au Japon, a fait un parallèle entre le héros d’un autre roman japonais (Botchan de Natsume Soseki, qui a été porté à l’écran) et Mémoires d’un témoin du siècle de Malek Bennabi. Christelow a découvert Bennabi en lisant en 1972 une revue dans laquelle je publiais régulièrement des textes du penseur algérien qui était encore en vie (il est mort en 1973). L’universitaire américain dont je ferai la connaissance plus tard était entretemps devenu un spécialiste de la pensée bennabienne à laquelle il a consacré plusieurs études parues dans des publications internationales. Il m’a fait l’honneur de préfacer mon livre, L’Islam sans l’islamisme, paru en 2005 aux Editions Samar (Alger).

C’est à la fin du XIXe siècle que les Arabo-musulmans, les Japonais, les Indiens, les Chinois et les Israélites se sont réveillés à la nécessité de renaître, de reconstruire leur civilisation. Où en sont, un siècle après, les musulmans par rapport aux autres ? Si, à en croire un philosophe de l’Histoire, «les hautes civilisations se reconnaissent à leur pouvoir de renaître», force est de reconnaître que le monde arabo-musulman est la seule ancienne civilisation à n’avoir pas réussi sa renaissance. Toutes les grandes religions (judaïsme, hindouisme, christianisme) sont aujourd’hui à la base des puissances économiques et militaires que sont indéniablement Israël, l’Inde et l’Occident. A l’époque où retentissaient les exhortations de Djamal-Eddine al- Afghani, le Japon se prononçait pour de profondes réformes qu’il allait réaliser en un délai record, et la Chine envoyait aux Etats-Unis ses premières missions d’étudiants. Les pays asiatiques de tradition confucéenne ont réussi leur développement économique et social mais pas les musulmans, et ce, malgré les fabuleuses richesses que recèlent leurs pays. En fait, ce ne sont pas les anciennes civilisations japonaise et chinoise qui ont ressuscité, mais les Japonais et les Chinois qui sont apparus sous de nouveaux visages et se sont harmonieusement insérés dans des systèmes d’organisation qui leur étaient au départ étrangers.

Si la renaissance européenne a été un retour à l’Antiquité, aux Lumières de la rationalité gréco-latine, avant de prendre les formes de la révolution intellectuelle et des conquêtes techniques les plus spectaculaires, celle du monde arabomusulman a été un retour à la théologie et à la théocratie. Elle ne visait pas à la libération de la pensée, elle ne s’est pas ouverte aux autres systèmes de pensée, elle ne s’est pas penchée sur l’étude de leurs philosophies, elle n’a pas étudié la renaissance occidentale, juive, chinoise, japonaise ou hindoue, elle ne s’est pas intéressée aux apports des nouvelles sciences : astrophysique, biologie, génie génétique, nouvelles technologies de l’information… Elle regarde celles-ci de loin, se sentant à peine concernée par leurs investigations et leurs conquêtes. Les Arabo-musulmans ne profitent pas de leurs échecs, de leurs crises passées ou présentes. Ils attendent que leurs effets s’estompent, sans rien changer à leur conception des choses. Ils laissent faire l’oubli avant d’être de nouveau confrontés à une autre débâcle.

4è Partie - Le dernier des despotes

Dans un livre intitulé Le problème des idées dans la société musulmane rédigé au Caire en 1960, Malek Bennabi a proposé une théorie selon laquelle les sociétés, à l’image des enfants, accomplissent leur croissance en passant par trois âges : «l’âge des choses», puis «l’âge des personnes», puis «l’âge des idées». Il lui apparaissait alors que les sociétés musulmanes, du point de vue de leur développement psychosociologique, étaient à l’âge des choses au regard des politiques économiques qu’elles suivaient (économisme), et à l’âge des personnes au regard des régimes politiques qui les régissaient (autocraties).

A l’époque, le monde arabo-musulman pensait que son principal problème était le sous-développement matériel, et que son retard sur l’Occident allait être rattrapé en quelques décennies grâce au pétrole et aux plans de développement mis en branle. Ils lui donneraient, croyait-il, les choses de la civilisation occidentale sans être obligé d’adopter ses idées. En matière de «valeurs», pensait-il, il était mieux pourvu. Sur le plan politique, il s’en était remis, pour assurer son bonheur et son honneur, à des «zaïms», des «raïs», des «libérateurs», des «guides» et des rois «pieux» qui ne tiraient pas leur légitimité de la souveraineté populaire, mais soit de la tradition islamique pour les monarchies et les Emirats soit de leur participation à la lutte anticoloniale ou à un coup d’Etat pour les «républiques ». Les peuples arabes végétaient, écrit Bennabi, sous la «double tyrannie des choses et des personnes».

À l’âge des choses correspondent les émeutes sans revendications politiques comme en ont connu épisodiquement la Tunisie, l’Égypte et l’Algérie. Il est significatif que la première réaction de l’ensemble des régimes arabes devant les mouvements de protestation, chez eux ou chez le voisin, ait été d’offrir dans l’urgence une foule de choses (baisse des prix, logements, crédits…) pour les faire cesser ou étouffer dans l’oeuf. Comme si seuls les ventres pouvaient s’insurger dans ces pays pour réclamer «loqmat-al-aïch» (la bouchée de pain). Que ne les ont-ils offertes plus tôt ? A l’âge des personnes correspond l’attente millénariste qu’éclate une révolution de palais ou qu’intervienne un coup d’Etat pour délivrer «al-moustadaâfin fi-l-ardh» (les opprimés) de la tyrannie. De fait, tous les changements politiques survenus dans les pays arabo-musulmans depuis toujours sont venus de l’étranger, d’un héritier meilleur ou pire que son père ou, dans les temps modernes, de l’armée.

Il en est des Arabes comme de «Ahl alkaf » (Les Gens de la Caverne) qui, se réveillant d’un sommeil de plusieurs siècles et trouvant tout dans l’état où ils l’avaient laissé, crurent qu’ils n’avaient dormi qu’une nuit. La façon dont les Arabes étaient gouvernés jusqu’à il y a peu est celle-là même dont ils étaient gouvernés il y a plus de mille ans. Ils ont été les derniers à s’affranchir.

Même les esclaves se sont affranchis avant eux ; tout ce qu’ils ont fait dans les temps modernes a consisté à actualiser les apparences de leur état d’esclavage. Il aura fallu beaucoup pour qu’ils se réveillent, prennent conscience de leur situation et accèdent au stade des idées. Il fallait les perpétuelles défaites face à Israël, la chute du mur de Berlin, le démantèlement de l’Union soviétique, la faillite du baâthisme et des idéologies tiers-mondistes. Il fallait les révolutions démocratiques des pays d’Europe de l’Est, l’exemple de Nelson Mandela, le développement des chaînes satellitaires, la généralisation d’internet et l’avènement des réseaux sociaux.

Il fallait que l’islamisme démontrât qu’il était une impasse après ses exactions en Algérie, en Égypte et dans le monde.

Il fallait l’élection d’un Noir à la tête des Etats-Unis et l’apparition d’un slogan, «yes we can».

Il fallait que le despotisme dépasse toute pudeur, que la corruption devienne scandaleuse et que les «républiques» deviennent héréditaires. C’est à peine s’il ne fallait pas que Dieu leur apparaisse. Dès lors, on comprend que personne n’ait rien vu venir.

Le despotisme, c’est l’incarnation de la souveraineté populaire et de l’Etat par un seul homme. Si nous sommes d’accord sur cette définition, force est de constater que culture islamique et despotisme sont étroitement associés dans l’imaginaire arabe.

Les «oulama» et les «fouqaha» ont de tout temps présenté ce mode de gouvernement comme naturel et licite. Khalife, imam, émir, sultan, roi, zaïm, raïs, qaïd, tous ces termes renvoient à l’idée du gouvernement d’un seul, sans droit de le contrôler, de le critiquer ou de s’opposer à lui, même par la parole ou en pensée. Tout ce qui peut être toléré, c’est de lui adresser une «naçiha» (conseil), encore que celle-ci doive émaner d’un homme autorisé, c’està- dire d’un «faqih». Le cercle était bien fermé. Dans la langue arabe, le mot «pouvoir » est notamment rendu par le terme «solta ». Le « sultan », même s’il porte le titre de président ou de guide, est au-dessus de tout et de tous. Il incarne le pouvoir absolu, la force ultime, le droit de décider de tout, et cela sans rendre de comptes à quiconque et dans l’impunité totale. Il fait ce qui lui plait, y compris disposer de l’argent de son pays par milliards, par montagnes, dans toutes les devises et sur tous les continents. Ne comprend-on pas mieux dès lors la psychologie des Ben Ali, Moubarak, Gueddafi, Ali Abdallah Saleh et autre Assad, qui ont régné comme Haroun Rachid ou on ne sait quel autre calife éclairé ou «inéclairé» ? En Occident et dans le reste du monde, cela fait longtemps que les rois n’ont plus de pouvoir. S’ils sont encore là, c’est par respect pour l’ancienne histoire du pays concerné et comme symboles. Ceux qui sont au pouvoir, les gouvernements, sont élus par les citoyens pour une durée déterminée et sur un programme d’action précis ; ils sont contrôlés au jour le jour par le parlement, la presse, l’opinion publique, la justice, et leurs incartades punies par la loi.

La Syrie de la fin du XIXe siècle a donné en la personne du réformateur Abderrahmane al-Kawakibi un visionnaire dont les idées conviennent parfaitement à la situation actuelle. Celui-ci voyait dans les «hommes de religion» un clergé officiel cautionnant le pouvoir despotique et préconisant l’obéissance totale au despote en échange d’un pouvoir moral et inquisitorial sur la société. A l’époque où paraissait son livre le plus important, Tabaiî al-istibdad (Les caractères du despotisme), le monde arabe vivait sous le régime du Califat ottoman.

Dans ce livre, il esquisse le type de gouvernement que les musulmans devraient se donner après leur libération de la tutelle turque : «Il doit refléter la représentation politique de la nation, et non le règne d’un homme et de ses comparses. Celui-ci ne doit pas disposer à sa guise des droits matériels et moraux de la communauté ; il ne doit pas avoir la mainmise sur les actes et les pensées des citoyens. Ses tâches doivent être fixées par une constitution. L’autorité n’appartient pas au gouvernement mais dépend de la nation. Celle-ci ne doit pas une obéissance absolue au gouvernement. C’est à la nation d’établir les dépenses nécessaires et de fixer les impôts et les ressources. La nation a le droit de contrôler le gouvernement. La justice doit être conforme à ce que pensent les juges et non le gouvernement. Ce dernier ne doit pas se mêler de la religion tant que l’on ne porte pas atteinte à son respect. Des textes clairs doivent fixer les pouvoirs des fonctionnaires. La rédaction des lois doit être l’oeuvre d’une assemblée élue par la nation…» Il en ira autrement à l’heure de la libération de l’Empire ottoman puis du colonialisme.

Comparant le système de gouvernement des Etats islamiques à celui que se sont donné les Occidentaux, il écrit : «Ce que le progrès humain a réalisé de plus utile, ce sont les statuts qui composent les constitutions des Etats organisés. Ils considèrent qu’il n’y a aucune force au-dessus de la loi. Ils attribuent le pouvoir législatif à la nation, celle-ci ne pouvant réaliser son unanimité sur une erreur. Ils autorisent les tribunaux à juger le roi et le pauvre sur un pied d’égalité. Ils placent les responsables du gouvernement, appelés à gérer les affaires de la nation, dans une position telle qu’ils ne puissent outrepasser les droits attachés à leurs fonctions.

Enfin, ils donnent à la nation la possibilité de surveiller et de contrôler la gestion de son gouvernement…». Aussi préconisait- il dans ses livres et écrits de presse la séparation du politique et du religieux, l’égalité des citoyens indépendamment de leur confession, l’accès égal aux fonctions publiques, l’égalité devant l’impôt des ressortissants musulmans et non musulmans, l’instruction des filles, la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire… Kawakibi ramenait les problèmes du monde musulman à une seule cause, l’absence de liberté, écrivant dans un autre de ses livres (Oum al-Qora) : «Le mal provient de notre manque de liberté. On reconnaît celle-ci au fait que l’homme parle et agit comme il l’entend.

Elle comprend aussi la liberté de l’enseignement, la liberté de faire des conférences, d’imprimer, de se livrer à des recherches scientifiques. Elle engendre une justice totale à tel point que l’homme ne craint ni tyran ni oppresseur. Elle apporte aussi la sécurité dans la pratique de la religion et dans les âmes, protège la dignité et l’honneur, sauvegarde la science et ses bienfaits… Elle est le bien le plus cher à l’homme après la vie.» Le penseur syrien est mort assassiné par la Khédive d’Égypte à l’instigation du sultan ottoman Abdulhamid. Mais ses idées, qui restent en avance sur notre temps, ont influencé la pensée d’un autre réformateur, égyptien celui-là, Ali Abderrazik qui, dans un contexte fondateur comme celui que vit actuellement le monde arabe, a écrit en 1925 un petit livre qui eut un grand retentissement, L’islam et les fondements du pouvoir.

En 1923, l’Égypte devient une monarchie constitutionnelle après un protectorat britannique qui a duré près d’un demi-siècle. En 1924, le califat est aboli en Turquie. Cet événement provoque un immense débat au sein des élites du monde musulman.

Le chef de file de la Nahda, Rachid Rédha, s’oppose à l’abolition, tandis qu’Ali Abderrazik l’approuve, soutenant que «le califat a été de tout temps et est encore une calamité pour l’islam et les musulmans, une source constante de mal et de corruption… Aucun des théologiens qui ont prétendu que la proclamation de l’imam (le khalife) est une obligation religieuse n’a pu citer un verset du Coran à l’appui de sa thèse. En vérité, s’il se trouvait dans le Livre sacré un seul passage qui puisse faire preuve dans ce sens, les théologiens n’auraient pas hésité à le mettre en relief et à s’étendre en développements à son sujet…». L’audace du réformateur égyptien dans le traitement de la question du khalifat et de l’Etat islamique est sans précédent. Il poursuit : «On voit donc que ce titre de calife ainsi que les circonstances qui ont accompagné son usage ont été parmi les causes de l’erreur qui s’est propagée dans la masse des musulmans, les conduisant à prendre le califat pour une fonction religieuse et à accorder à celui qui prend le pouvoir le rang occupé par le Prophète lui-même.

Il était de l’intérêt des rois de diffuser pareille illusion dans le peuple en vue d’utiliser la religion comme moyen de défense de leurs trônes et de répression de leurs opposants. Ils ont oeuvré sans répit dans ce sens par de multiples voies jusqu’à inculquer la croyance que l’obéissance aux dirigeants équivaut à l’obéissance à Dieu, et la révolte contre eux est la révolte contre Dieu.

Ils ne se sont pas contentés de ce résultat. Ils ont fait du roi le représentant de Dieu sur terre et son ombre auprès de Ses créatures. Le système du califat a été par la suite annexé aux études religieuses, placé ainsi au même rang que les articles de la foi, étudié par les musulmans en même temps que les attributs de Dieu, puis enseigné de la même façon que la profession de foi islamique. Tel est le crime des rois et le résultat de leur domination despotique : au nom de la religion, ils ont égaré les musulmans, dissimulé à leurs yeux les voies de la vérité, fait obstacle à la lumière de la connaissance. Au nom de la religion également, ils se sont appropriés les musulmans, les ont avilis et leur ont interdit de réfléchir sur les questions relevant de la politique. Au nom de la religion, ils les ont bernés et ont créé toutes sortes d’obstacles devant l’activité intellectuelle, au point de les empêcher d’avoir quelque système de référence que ce soit, en dehors de la religion, même dans les matières strictement administratives. Tout cela a tué les forces vives de la recherche et de l’activité intellectuelle parmi les musulmans…»

Le «alem» égyptien a eu la lucidité et le courage de désigner les véritables causes du sous-développement intellectuel et socioéconomique des musulmans. Luimême théologien et juge dans un tribunal islamique du Caire, il a, par on ne sait quelles voies, réussi à se soustraire à la culture qu’il a reçue à Al-Azhar et à élever son esprit au niveau des solutions qu’aujourd’hui encore les Arabes ne se résolvent pas à envisager. Courageux au-delà de l’imaginable, il conclut son livre sur cette exhortation : «Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d’édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs.»

Ali Abderrazik a été déféré devant un tribunal, jugé, condamné, démis de ses titres universitaires et de ses fonctions avant d’être réhabilité un quart de siècle plus tard et nommé ministre des «Wakfs». Il n’a jamais renié ses idées et ne s’est pas repenti d’avoir écrit ce petit livre dans lequel est résumée la tragédie passée et actuelle des musulmans. Après Kawakibi, il est celui qui a osé se dresser face au despotisme et le dénoncer. Il dira à la fin de sa vie dans une lettre à son fils : «Je ne pense pas qu’il existe dans cette vie un lien plus puissant et plus durable entre les hommes que celui que créent la dénonciation du despotisme et la croyance en Dieu.» C’est de l’émoi suscité par la publication de son livre que naîtra, deux ans plus tard, le mouvement des «Frères musulmans» en Égypte qui va gommer les avancées intellectuelles réalisées par Kawakibi et lui. C’en était fini des efforts intellectuels vers une «nahda» moderne. Les idéaux démocratiques étaient catalogués comme des idées «étrangères à nos valeurs», et à la place on appelait à «islamiser la modernité». Puisse les idées avant-gardistes de ces précurseurs être utiles aux jeunesses qui cherchent à réconcilier l’islam et le monde arabe avec les idéaux démocratiques.

Les despotes tiraient leur force de la faiblesse et du consentement de leurs sujets. Ils se surestimaient quand leurs victimes se sous-estimaient. Ce n’est pas tant par la peur qu’ils tenaient leurs peuples, c’est parce que ces derniers portaient en eux la culture du despotisme. Ils y croyaient comme à un article de foi, comme au calife, ombre de Dieu sur la terre, comme à l’Emir des Croyants, comme au Serviteur des Lieux Saints de l’Islam, comme au raïs révolutionnaire, comme au guide innovateur… Si le despotisme comme mode de gouvernement a tant duré, c’est parce qu’il était un état de choses dont étaient convaincus aussi bien celui qui l’exerçait que celui qui le subissait.

Mais ce «message génétique» est en cours d’effacement de l’ADN arabo-musulman : encore quelques semaines, quelques mois, quelques années, et on n’en parlera plus. Les despotes ont en réalité rendu service à leurs peuples en étalant leur cruauté, leur attachement irraisonné au pouvoir, leur corruption. Comme le terrorisme a rendu service aux musulmans en les désenvoûtant de l’islamisme. Le modèle que Montesquieu a catégorisé dans L’Esprit des lois sous le nom de «despotisme oriental» est en train de rendre l’âme, en même temps que quelques-uns de ceux qui l’ont le mieux incarné. Il est bel et bien mort dans l’esprit arabe. Les despotes encore en place devraient le comprendre pour éviter que leurs pays ne soient inutilement mis à feu et à sang. A moins que, à l’instar de Gueddafi, c’est ce qu’ils recherchent par esprit de vengeance : ne rien laisser derrière eux.

On parlera bientôt du dernier des despotes comme on parlait du «dernier des Mohicans». Pourquoi les despotes se sont brusquement mis à tomber les uns après les autres ? A cause du réchauffement climatique : les arbres auxquels ils pendaient ont pourri, et les Arabes qui les portaient ont enfin mûri. La fin du despotisme dans le monde arabe revêtira la même importance et aura la même résonance que la fin de l’esclavage dans le monde. Qui sera le dernier à tomber ?
N. B.

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Ouahiba

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MessageSujet: Re: Le nouveau visage du monde arabe   Le nouveau visage du monde arabe EmptyMer 30 Mar - 10:23

5è Partie - Et nous ?

Par Nour-Eddine Boukrouh

En février 1979, j’ai eu le privilège de m’embarquer dans le premier vol Paris- Téhéran qui a suivi celui qui venait de ramener de France l’ayatollah Khomeïni.

Je voulais me rendre en Iran pour vivre de l’intérieur la révolution iranienne et témoigner de ce que j’aurais vu et vécu. C’est ce que je ferai en publiant dans l’unique quotidien francophone algérien de l’époque, El-Moudjahid, mon témoignage sous la forme d’un long reportage intitulé «Voyage dans la révolution iranienne» (2, 3 et 4 juin 1979).

En ce temps-là, il fallait se déplacer et prendre des risques pour voir se dérouler une révolution, car les chaînes satellitaires n’existaient pas. Aujourd’hui, on peut le faire de son salon ou d’un café public, et en savoir davantage. C’est ainsi qu’il nous a été donné ces derniers mois d’assister en direct à des moments rares dans l’histoire humaine, le déroulement de plusieurs révolutions simultanées. Ces images nous ont ébahis et emplis de bonheur. Il en est aussi qui nous ont traumatisés et terrifiés car, en les regardant, on ne pouvait s’empêcher de penser : «Et si cela arrivait chez nous ?»

Ce sont surtout celles qui nous viennent de Libye, nous montrant un pays imploser, un Etat s’effilocher, une armée se désagréger, des citoyens bombardés par l’aviation de leur pays, des forces étrangères détruire toutes les infrastructures à partir du ciel ou de la mer, et tout cela à cause d’un homme, d’un seul homme. Qui eût cru que nos frères Libyens en arriveraient là ? Si, Dieu nous en garde, un tel malheur devait un jour survenir chez nous, il se trouvera aussi des gens pour dire «Qui l’eût cru ?» Par le passé, l’Afghanistan, la Somalie et le Yémen ont connu un tel sort, pour d’autres raisons. Ce dernier risque même de replonger, tandis que le Pakistan et la Côte d’Ivoire sont sur la pente qui y mène.

On peut observer à l’opposé que la Belgique n’a pas de gouvernement depuis un an, que la société est coupée en deux, mais que le pays continue de tourner comme si de rien n’était. S’il fonctionne comme s’il était en pilotage automatique, c’est parce que les citoyens belges, Flamands et Wallons, ont fait leur révolution démocratique il y a deux siècles. Tout ce qu’il y a, c’est que l’une des deux communautés souhaite divorcer. Aucune balle n’a été tirée, et on ne déplore aucune perte humaine ou matérielle conséquente à une violence.

Qu’en est-il de notre pays à l’heure des révoltes arabes ? Abderrahmane Al- Kawakibi, dont les idées s’appliquent parfaitement à la problématique actuelle des pays arabes alors qu’elles remontent à 1866, écrit dans Les caractères du despotisme : «La nation qui ne ressent pas unanimement ou dans sa majorité les souffrances du despotisme ne mérite pas la liberté… Avant de combattre le despotisme, il convient de préparer le régime qui doit le remplacer… Le despotisme occidental, s’il vient à disparaître, sera remplacé par un gouvernement qui établira les institutions que les circonstances permettront, tandis que le despotisme oriental, venant à disparaître, sera suivi d’un despotisme encore plus rigide. Il en est ainsi car les Orientaux n’ont nullement l’habitude de se préoccuper du proche avenir, leur plus grand souci étant axé sur ce qui se passera dans l’au-delà.»

Avant de nous demander si la vague des révolutions arabes va toucher notre pays, mettons les pieds dans le plat et posons-nous les questions que suggère ce que nous venons de lire : existe-t-il une situation de despotisme en Algérie ? Sommes-nous unanimes dans sa condamnation, le cas échéant, pour mériter la liberté ? Avons-nous préparé la voie au régime qui le remplacerait ? N’avons-nous pas failli, en 1991, remplacer le despotisme par un autre, encore plus rigide ? En un mot, comme en cent, sommes-nous mûrs pour la révolution démocratique ? Je peux tout de suite faire une réponse express à la dernière question qui n’engage que moi : pour la révolution oui, à tout moment, pour la démocratie c’est moins sûr. Certes, ce n’est pas parce que le feu prend dans une maison que toutes les autres doivent brûler, mais si elles sont faites de mêmes matériaux l’embrasement est inévitable. Or, notre maison est de chaume. Il faut se hâter d’en construire une nouvelle, tant qu’on a des sous, sinon le feu la dévorera.

Des responsables officiels ont déjà assuré que notre pays ne sera pas touché pour des motifs que nous pouvons résumer ainsi : l’Algérie a fait sa révolution démocratique en 1988 ; l’Etat a les moyens financiers de faire face aux tensions sociales ; nos forces de l’ordre ont été renforcées et étoffées ; le pouvoir s’appuie sur une large base sociale… Aucun de ces arguments n’est vrai. Si nous avions fait notre révolution démocratique en 1988, où seraient ses résultats, et pourquoi cette haine persistante du pouvoir ? Le «système» a-t-il changé ? Y a-t-il eu alternance au pouvoir ? N’y a-t-il pas eu régulièrement des fraudes électorales ? N’a-t-on pas tripatouillé la Constitution ? Pour le second argument, il suffit de rappeler que la Libye, avec six fois moins d’habitants et deux fois plus de rentrées en devises que nous, n’a pas été épargnée. Pour le troisième argument, l’Égypte possédait des forces de répression (deux millions d’hommes) plus nombreuses que les nôtres, mais qui n’ont pas pour autant libéré «Maydan Tahrir» ou sauvé Moubarak. Quelle que soit leur importance numérique ou la performance de leurs équipements, des forces de l’ordre ne peuvent pas venir à bout de la volonté populaire quand celle-ci se met réellement en mouvement. On ne peut pas tuer des milliers de personnes quand le monde entier regarde et que des poursuites internationales guettent les auteurs de massacres. Quant au quatrième argument, les militants «administratifs» des partis de Ben Ali et de Moubarak (des millions là encore) auraient empli les rues de Tunis et du Caire et noyé dans leurs flots les manifestants s’ils avaient été une réalité. Or, tout ce qu’on a vu, ce sont les chevauchées fantastiques de «baltaguia» vite mis en déroute.

Il y a cependant d’autres raisons que celles-là de douter que la vague révolutionnaire touchera notre pays. Il y a eu une immolation par le feu à Sidi Bouzid, et depuis une dizaine de pays se sont enflammés. Il y en a eu une vingtaine chez nous sans que rien ne se passe dans le quartier même où elles ont eu lieu. Je peux m’avancer à prédire qu’il n’y aura pas de révolution chez nous à brève échéance. Mieux encore, on peut la rendre complètement inutile car les révolutions ne sont jamais souhaitables. Les peuples n’y recourent que lorsque les dirigeants les y acculent par leur mauvaise gestion, leurs excès et leur enfermement sur eux-mêmes. La révolution n’est pas un but en soi, c’est ce qu’elle permet de réaliser qui la légitime.

Si les buts d’une révolution peuvent être atteints par la voie pacifique, il n’y a pas mieux car cela évite au pays concerné des pertes humaines et matérielles. C’est ce qu’essaie justement de faire notre voisin marocain. Il ne faut cependant pas se hâter de se réjouir. En place et lieu d’une révolution, si les choses restent en l’état, les grèves, sit-in, émeutes, jacqueries, soulèvements locaux, tensions régionales, conflits tribaux, affrontements de quartiers et zones de non-droit dont nous sommes familiers iront crescendo et éroderont petit à petit l’Etat. Il suffira alors d’un rien pour que les feux locaux deviennent un brasier national.

Les émeutes sont le stade primaire de la politique. On veut «donner une leçon au pouvoir», «lui montrer…», sans vouloir nécessairement son départ. Non pas parce qu’on tient à lui, mais parce qu’une funeste idée s’est insinuée dans les mentalités : «Celui qui vient est pire que celui qui s’en va, alors à quoi bon ?» La révolution c’est la violence, certes, mais au service d’une idée : une idée de ce qu’on veut mettre à la place de ce qu’on veut détruire. La révolution, c’est une idée futuriste de la vie d’une nation, de l’Etat, de la société, portée par une majorité de citoyens. Or, s’il a toujours existé dans notre pays une unanimité sur le rejet du «système», pour des considérations diverses, il n’a jamais existé un consensus sur l’alternative à lui apporter.

Nous sommes encore à l’âge des choses (loqmat al aïch) et à l’âge des personnes (l’homme providentiel). Nous n’avons pas encore accédé à l’âge des idées : celui d’un projet de société consensuel allant dans le sens de l’histoire, qui assurerait le pain quotidien à tous, sans le despotisme d’une personne, d’un groupe ou d’un parti.

Le soulèvement d’octobre 1988 ne véhiculait qu’un rejet violent du pouvoir. Il n’y avait, avant que le FIS ne le récupère, aucune banderole, aucune pancarte, aucun slogan. Il a duré trois jours et un seul discours larmoyant de Chadli a suffi pour faire rentrer chez eux les émeutiers, en larmes pour bon nombre d’entre eux aussi. Les émeutes de janvier 2011 n’ont pas duré davantage et ne comportaient pas plus de message politique. Tout le monde a convenu qu’il fallait juste baisser le prix des produits de première nécessité, ce qui fut vite fait. Les images des mouvements de foules, des banderoles, des slogans, les paroles des manifestants en Tunisie et en Égypte tournent quotidiennement en boucle sur Al-Jazeera, Al Arabiya et d’autres chaînes.

Regardons-les bien et demandons-nous si elles ressemblent à Octobre 1988 et à janvier 2011. Comparons la composante des foules, écoutons les déclarations faites par les jeunes, les moins jeunes, les femmes, les intellectuel, les badauds… sont-elles comparables avec celles tenues par nos jeunes ? A-t-on entendu «achaâb yourid al visa» ? Examinons les slogans qui reviennent le plus souvent dans les manifestations : «Pouvoir assassin», «Oulach smah oulach», «One, two, three, viva l’Algérie»… Où est la vision politique d’avenir là-dedans ? Où sont les idées ?

Nous avons eu par deux fois au moins la violence à grande échelle, car les émeutes ponctuelles sont quasi quotidiennes, mais une seule fois des «idées» portées par une majorité : celles brandies par le FIS en 1988 et qui consistaient à peu près en ceci : la démocratie est «kofr» ; pas de charte ni de Constitution, mais le Coran seul ; changement des habitudes alimentaires et vestimentaires des Algériens ; pas de mixité dans les écoles ; tribunaux populaires pour les généraux ; suppression des impôts… On vient de le lire sous la plume de Kawakibi : «Les musulmans n’ont nullement l’habitude de se préoccuper du proche avenir, leur plus grand souci étant axé sur l’au-delà…» Ce que promettait justement le FIS à ceux qui voteraient pour lui, c’était le paradis ; une grande partie du corps électoral s’avéra intéressée ; ce sont les portes de l’enfer qui s’ouvrirent finalement devant tous. Finalement, quelle était la partie à blâmer, le FIS ou les électeurs (autrement dit le peuple) ? Un insensé, des insensés, peuvent surgir à n’importe quel moment dans n’importe quel pays et promettre n’importe quoi aux foules. Des deux, qui sont les plus insensés : ceux qui promettent ou ceux qui les suivent ?

Un exemple : l’équivalent de notre FIS vient d’apparaître en Tunisie sous le nom de «Front islamique de libération». Ses chefs ont annoncé qu’ils ont préparé une plateforme à l’intention de l’Assemblée constituante qui sera élue en juillet prochain. Et que préconisent-ils dans ce document ? La restauration du khalifat et l’interdiction de la démocratie et du multipartisme si leur parti arrivait au pouvoir. Tout simplement, et dit avec le sourire. Cela dit, où réside le problème, et surtout qui détient sa clé : ces insensés, qui ont toutefois le bon sens d’afficher leur programme, ou le corps électoral au moment du vote ? On peut paniquer à la place des Tunisiens et leur conseiller de ne pas courir de risque en agréant ce parti, comme avaient fait avec nous Ben Ali, Moubarak et Kadhafi.

Ce serait leur manquer de respect car cela reviendrait à leur dire tacitement que la moitié d’entre eux sont éligibles à la folie. Si ce sont les Tunisiens et Tunisiennes qu’on a vus à la télé ces derniers mois qui iront voter dans quelques mois, il n’y a rien à craindre. Le peuple tunisien est passé au grade de société il y a longtemps, il lui restait juste à aller nettoyer lui-même les écuries d’Augias, puisque ni les militaires ni l’élite ne s’y étaient résolus. Mais je vous le concède : attendons pour voir, à l’instar du général Rachid Ammar certainement. Le problème qui se posait à l’Algérie en octobre 1988 se pose toujours dans les mêmes termes : comment instaurer une démocratie en l’absence d’une opinion publique définitivement gagnée aux idées démocratiques ?

À l’époque, ces idées étaient minoritaires et non mobilisatrices parce que la majorité silencieuse qui était censée y adhérer s’était abstenue de voter dans une large proportion. En outre, ces idées s’opposaient davantage les unes aux autres qu’au régime qu’elles prétendaient combattre.

Il n’y a jamais eu dans l’opposition algérienne un consensus sur ce qu’il y a lieu de mettre à la place du système qu’elle souhaite remplacer. Il n’y a aucun projet d’alternance consensuel et applicable, et j’ai bien peur qu’il n’y en aura pas de sitôt. On dirait que la finalité de l’action politique est d’instruire en permanence le procès du pouvoir, de publier des communiqués, de signer des pétitions ou de faire, pour ceux qui le peuvent, une déclaration au micro d’une chaîne étrangère. Après ça, on rentre chez soi avec le sentiment du devoir accompli et la conviction que la révolution est en marche. Chaque fois qu’une tentative de regroupement s’est esquissée, elle a été aussitôt sabordée. Chaque parti suspecte les autres, chaque leader se méfie des autres, et tout le monde est habité par la hantise des «Services». Les partis en Tunisie et en Égypte ont tenu un même langage pendant les évènements ; ils se sont rangés derrière les jeunes et aucun «zaïm» n’est apparu pour tenter de tirer à lui la couverture. Mais ces jeunes savaient où ils allaient, ils étaient dans la bonne direction.

Nous devons nous rendre à l’évidence qu’actuellement notre peuple n’est intéressé que par son quotidien difficile : il ne «veut pas d’histoires» ; il n’a que faire de «cette démocratie qui s’est soldée par des centaines de milliers de morts» ; il veut juste «vivre», même si c’est d’une vie végétative. Ce n’est pas qu’il manque de courage, il en a jusqu’à l’inconscience ; ce n’est pas qu’il craint la mort, il l’a reçue ou vue de près. Il ne croit tout simplement plus en rien ni en personne. Pris un à un, tous les Algériens souhaitent le changement, mais à condition que ce soit les autres qui le fassent et en paient le prix, fidèles en cela aux enseignements de Djouha que tous connaissent par cœur. Si le sens du sacrifice ne leur a jamais manqué, c’est le sens social, le sens collectif, qui leur a toujours fait défaut. Bien avant l’apparition du multipartisme chez nous, je parlais des «açabiyate» qui minaient notre société. Aujourd’hui, elles sont encore là, intactes comme au premier jour.

En 1997, j’ai consacré un livre à l’analyse de cette problématique sous le titre de L’Algérie entre le mauvais et le pire. Nous y sommes toujours. En Tunisie, il n’y avait pas de «açabiyate» pour s’opposer à l’élan général et le faire avorter. Sinon, l’armée aurait été obligée d’intervenir pour imposer une solution, aussi mauvaise soit-elle. Les vingt dernières années auraient pu servir à favoriser chez nous l’avènement d’une vie politique rationnelle et préparer la relève, mais le «système» s’est ingénié à l’empêcher, tandis que les partis n’entendaient pas se départir de leurs «açabiyate» pour ne pas perdre leurs fonds de commerce.

Pour tenir dans la tempête, le pouvoir algérien est en train de revenir sur les mesures prises ces dernières années pour réduire la sphère de l’économie informelle, et a levé presque toutes les barrières bureaucratiques devant les jeunes porteurs de projets d’investissement. Il pense qu’il vaut mieux plier que rompre, céder à des revendications socioéconomiques que se retrouver avec une révolution sur les bras. Il paraît qu’on ne verbalise même plus les infractions automobiles, qu’on a enjoint aux policiers et aux gendarmes de ne plus «enquiquiner» les citoyens, qu’on a instruit le fisc de lever le pied de la pédale, qu’on a demandé à Sonelgaz et à Seal de ne pas couper le courant, le gaz et l’eau aux gens qui ne paient pas leur consommation… Il n’est pas loin de proposer aux Algériens ce que Kadhafi a offert aux Libyens au début de la crise : «Prenez l’argent du pétrole et répartissez-le entre vous.»

Cent milliards de dollars prélevés sur les réserves de change et divisés par trente- cinq millions d’Algériens, ça ferait 2 857 dollars par tête de pipe, soit environ 280 000 DA sur le marché parallèle. «Men lahyatou bakharlou» dit l’adage populaire. Et le pouvoir a trouvé pas mal de partis et de plumes pour acquiescer à cette «nouvelle politique économique». Une telle politique est irresponsable, démagogique, populiste, car elle ne procède pas du souci de construire une économie viable, pas plus que d’une subite compassion pour le peuple, mais d’une fuite en avant. Ce n’est pas une politique, mais une «boulitique», un jeu de dupes, un jeu du « karr et de farr», entre un peuple qui est disposé à «foutre la paix» au pouvoir si on le laisse faire ce qu’il veut, comme il veut, quand il veut et là où il veut, et un pouvoir qui est disposé à toutes les concessions pourvu qu’on ne le renverse pas. La règle de base, c’est qu’un pouvoir contesté doit vite s’amender ou partir, et qu’un peuple doit respecter les lois et règlements de son pays, dont la traçabilité des opérations commerciales et financières, l’acquittement des impôts, le respect de l’espace public et des règles d’urbanisme.

Le devoir d’un Etat est de former des citoyens conscients, attachés à leurs droits et à leurs obligations, et le devoir d’un peuple de se doter d’institutions légitimes dont il respectera les lois et approuvera les actes. Or, il n’y a qu’à scruter notre vie nationale pour se rendre compte que les deux conditions ne sont pas remplies. Si un pouvoir tolère qu’on viole ou contourne les lois pour que le peuple ne se soulève pas, et qu’un peuple s’accommode d’un pouvoir contesté parce qu’il le laisse faire ce qu’il veut, c’est la fin programmée aussi bien du pouvoir que du peuple.

Il n’y a pas meilleur moyen de tuer l’économie, les valeurs morales, la nation et l’Etat. Il n’y aura plus qu’à les enterrer dans une fosse commune. Le talon d’Achille de l’Algérie a toujours résidé dans les politiques économiques suivies. Ces politiques (en fait il n’y en a eu qu’une seule, le dirigisme à toutes les sauces) ont en commun d’avoir reposé sur une anomalie, une rente éphémère, un équilibre bancal. Ce qui s’est fait dans leur cadre n’a jamais tardé à se détricoter, à se décomposer, à s’évanouir, comme tout ce qu’on attache avec des brindilles, ou colle avec de la salive.

En effet, l’Algérie vit depuis l’indépendance de la vente du pétrole et du gaz. Avec les devises que cela lui rapporte, elle achète à l’étranger de quoi nourrir, soigner, équiper, instruire, armer, faire travailler et divertir le pays. Actuellement, ça lui coûte environ quarante milliards de dollars par an (hors dépenses militaires, je suppose). Imaginons que, brusquement, il n’y a plus de pétrole et de gaz. On aurait dans les caisses moins d’un milliard de dollars de recettes d’exportations pour financer les importations, alors qu’il nous en faudrait quarante. D’accord, ça ne va pas arriver la semaine prochaine, mais tout le monde sait que ça arrivera tôt ou tard, au mieux dans quinze ou vingt ans, au pire plus tôt si les prix des hydrocarbures venaient à s’effondrer. Une question se pose : pourra-t-on faire en vingt ans ce que nous n’avons pas fait en cinquante ? D’ici cette échéance, notre consommation et nos besoins en équipements continueront de croître au rythme de notre progression démographique, alors que nos moyens pour les payer iront en diminuant jusqu’à s’éteindre. Vous me direz que d’ici là aussi les auteurs de cette «boulitique» ne seront pas là pour en répondre.

Dans vingt ans, notre pays comptera cinquante millions d’habitants au moins et il lui faudra, pour maintenir au niveau actuel la satisfaction de ses besoins, dépenser chaque année quelque quatre-vingt milliards de dollars. Car il faudra ajouter aux importations actuelles le pétrole et le gaz que nous ne produirons plus. Où trouver cet argent ? Pourrons-nous d’ici-là construire une économie capable d’exporter pour quatre-vingts milliards de dollars ? Les deux-tiers du budget de l’Etat pour payer les fonctionnaires, les enseignants, les bourses d’étudiants, les militaires, les gendarmes, les policiers, les douaniers, les pompiers, les médicaux et paramédicaux, les imams, les pensions des moudjahidine et ayants droit, les retraités, les missions diplomatiques à l’étranger et tant d’autres services publics et agents de l’Etat, proviennent de la fiscalité pétrolière. Par quoi les remplacerons-nous ? Imagine-t-on ce qui se passera quand l’Etat ne sera plus en mesure de subventionner les produits de première nécessité, de financer la santé, l’enseignement, les programmes d’équipement et de logement ? Quand le secteur économique public et privé fermera ses unités de production faute de matières premières et d’équipements industriels importés, entraînant le chômage de millions de travailleurs ?

C’est ce jour-là que la révolution sans la démocratie, que la méga-émeute, qu’un « houl» de l’intensité du séisme doublé d’un tsunami qui a frappé le Japon surviendront. C’est alors que l’Algérie, du nord au sud et de l’est à l’ouest, se soulèvera.

Les fonctionnaires non payés abandonneront leurs postes ; on s’entretuera « zenga, zenga» pour une baguette de pain, une pièce de monnaie, une boîte de médicament, un vêtement ; les magasins seront pillés ; des hordes envahiront postes de police et de gendarmerie pour s’emparer des armes ; il n’y aura plus d’Etat et plus de postulants au pouvoir... Et lorsque les villes seront devenues invivables, comme dans Mad Max ou d’autres films apocalyptiques, chacun retournera au bled de ses origines.

Les archs, les douars, les méchtas, les tribus redeviendront nos modes de structuration, le pastoralisme redeviendra notre mode de production, le nomadisme reprendra, le parc auto paralysé par le manque de pièces ou de carburant nous obligera à revenir aux ânes, mulets, chevaux et autres chameaux.

Une consolation cependant, et même une distinction : nous serons le peuple le plus écolo et le plus bio de la planète.

Nous sommes libres depuis à peine un demi-siècle que nous voyons déjà se profiler à l’horizon le spectre de la faillite générale. Nous aurons fait une brève incursion dans l’histoire, nous aurons connu pour peu de temps la vie nationale et moderne. De toute façon, au cours des vingt derniers siècles, nous avons vécu plus longtemps sous domination étrangère que libres. Bennabi parlait jadis de «colonisabilté» et de «boulitique ».

Les évènements actuels nous ont montré (en m’excusant du recours à des barbarismes) qu’on n’est «despotisé» que si l’on est «despotisable». Mais, avant tout le monde, le Prophète avait dit : «Tels vous serez, tels vous serez gouvernés.» Les mutations et les avancées que connaît le monde arabe montrent que nous serons encore une fois les derniers de la classe, comme nous le sommes déjà dans presque tous les domaines. Le pouvoir en n’anticipant pas, le peuple en ne s’organisant pas.

Quand donc prendrons-nous conscience ? Quand donc nous réveillerons-nous à la vérité, aux réalités, et nous mettrons-nous à travailler sur tous les fronts, sur tous les plans, à conjurer un tel sort ? Quand j’étais petit, j’ai entendu plusieurs fois ma vénérée mère faire état d’une prédiction qu’elle avait elle-même entendue dans son enfance de la bouche de ses parents dans les années quarante. Selon cette prédiction, la France quitterait l’Algérie avant la fin du siècle, mais notre pays serait conquis par un «djans sfar» (une race jaune). Tout jeune que j’étais, ces propos m’avaient frappé et c’est pour cela que je ne les ai jamais oubliés. Ces dernières années, devant l’extraordinaire essor de la Chine dans le monde et la présence de plus en plus nombreuse de ses ressortissants chez nous, je me suis parfois demandé si cette prémonition s’appliquait à l’invasion de notre marché par les produits et la main-d’œuvre chinois, ou à autre chose qui se cacherait dans le halo qui entoure l’avenir.

Dans vingt ans, la Tunisie continuera de subvenir à ses besoins en comptant, comme elle le fait depuis son indépendance, sur ses capacités à couvrir ses importations avec ses recettes d’exportations, ses rentrées du tourisme et les transferts de ses immigrés. Elle continuera de payer les agents de l’Etat avec les impôts de ses citoyens. Pourquoi exporte-t-elle dix fois plus que nous (hors-hydrocarbures) ? Pourquoi ses immigrés envoient-ils au pays leurs économies par les canaux bancaires, et pas les nôtres ? Pourquoi notre tourisme est-il famélique ? Pourquoi nos commerçants et industriels déclarent-ils (pour ceux qui déclarent) le tiers ou moins de leur chiffre d’affaires ? Qu’avons-nous fait de vrai, de durable, de définitif depuis cinquante ans? A-t-on bâti l’homme, cette ressource primordiale, ce bien le plus précieux d’une nation ? De quoi y a-t-il lieu d’être fier? De notre marché noir ? De nos constructions illicites ? De notre incivisme? De notre inclination à la fraude, au travail mal fait et à la violence ? De nos harraga (le mot est déjà dans le Larousse, témoignant de notre apport aux langues modernes) ? Des scandales de la corruption qui feraient passer Ben Ali pour un «mange petit» ?

Ces questions, je les posais déjà dans un article publié en octobre 1979 dans El- Moudjahid sous le titre «Le génie des peuples» où j’écrivais : «Le génie d’un peuple, c’est sa marque particulière, ce par quoi il brille par rapport aux autres peuples, sa manière positive et créatrice de vivre sa chance d’exister dans l’Histoire ; ce sont ses triomphes sur la nature et sur lui-même, ses réalisations techniques et spirituelles, ses découvertes scientifiques et sociales, son apport au reste de l’humanité, sa poésie de la vie, sa prestance architecturale… Le génie des peuples n’est donc pas une fiction, une «qualité» vague et indéterminée, un artifice du langage politique, mais une réalité, une sublime réalité prouvée et reconnue de tous. Certes, la conjonction de l’ignorance et de la démagogie peut en faire un slogan, une flatterie, un mythe, et elle l’a fait, mais en général ce genre de slogan, de flatterie et de mythe ne dure pas, ne résiste pas à la critique… Qu’est-ce qui fait notre «génie» ? Par quoi nous distinguons-nous des autres ? Quelle idée a-t-on de nous à travers le monde ? Que dit-on de nous dans les rapports diplomatiques ? En quoi consiste ce «génie» dont on nous a tant rebattu les oreilles ?... Nous nous comportons exactement comme si la vie devait cesser avec nous.

Tout nous est indifférent tant que cela ne touche pas nos intérêts ; délits et crimes de toutes natures se commettent sous nos yeux, sinon avec notre approbation, du moins avec notre tacite complicité… « Hchicha talba maïcha», « haff taïch» et bien d’autres tournures du même crû fournissent à notre comportement leur justification «philosophique»… L’Algérien est sorti de l’ère pré-économique pour tomber dans l’économisme. Celui-ci nous a avilis, abrutis, dénaturés. Il nous a précipités dans un ilotisme sans nom, il nous a réduits à l’état honteux de consommateurs, de tubes digestifs…» C’était il y a trente-deux ans.


6è Partie - Que veut le peuple ?

Le peuple est-il une réalité quantifiable comme l’est un corps électoral dans une démocratie, ou une abstraction comme il l’est dans les régimes totalitaires où cette notion recouvre tout le monde et personne à la fois, et qu’on oppose tout de suite à quiconque sort des rangs ? Que veut le peuple algérien à l’heure des mutations arabes ? Le maintien du pouvoir actuel avec des améliorations sociales ou la révolution ? Et si révolution il devait y avoir, déboucherait-elle sur plus de démocratie ou sur un Etat prétendument islamique ? Seules des élections non truquées pourraient le dire. Et si de telles élections devaient nous révéler que le peuple est toujours intéressé par l’Etat islamique, que faudrait-il faire cette fois ? Où se trouve le peuple ? Est-on sûr qu’il est dans les partis, dont ceux de l’Alliance présidentielle, et les organisations de la société civile ? Je pose cette question parce que le peuple qui a fait la révolution en Tunisie et en Egypte n’est pas venu des partis et des organisations de la société civile, avec leur reconnaissance explicite d’ailleurs. Dans ces pays, comme dans les commentaires des analystes, tout le monde a parlé de «révolution des jeunes», de «génération Internet », auxquelles se sont joints, pour leur honneur, partis politiques, personnalités nationales et société civile. D’ailleurs si le peuple qui a manifesté en Tunisie et en Égypte avait appartenu à ces partis et à ces organisations, il y a belle lurette que Ben Ali et Moubarak auraient été renversés.

Qui est le peuple ? Au Yémen, Ali Abdallah Saleh a eu beau clamer qu’il y avait dans les rues autant de manifestants en sa faveur que contre lui, aux yeux de l’histoire et des téléspectateurs du monde entier les premiers étaient des «baltaguias» et les seconds «le peuple». Et en Libye, où se trouve le peuple ? Du côté de Kadhafi ou des insurgés ? Le «peuple» n’est donc pas la somme arithmétique de la population. Ce n’est pas une question de nombre, mais de cause. Ils n’étaient que quelques centaines de milliers sur dix millions de Tunisiens, et quelques millions sur quatre-vingt-cinq millions d’Égyptiens, mais c’était assez pour mettre à bas deux puissants régimes.

Dans les quatre pays cités, cette cause était celle de la liberté, de la libération du despotisme, indépendamment du nombre de personnes qui la portaient. Ce sont donc les causes qui font les peuples, et non l’inverse. Un peuple n’a pas vocation à arracher les pavés ou à servir de corps de bataille. Il le fait quand il est obligé de rappeler au despote oublieux qu’il est la source du pouvoir et de la légitimité. Lorsqu’il sait ce qu’il veut, lorsqu’il réunit une masse critique en vue d’un objectif, il prend le titre de souverain, de décideur suprême, et personne ne peut plus lui contester ces attributs. La révolution de Novembre 1954 a été déclenchée par vingt-deux personnes sur un total de neuf millions d’Algériens, dont quelques-unes sont encore en vie (c’est dire s’ils étaient jeunes).

À l’époque, le peuple algérien était en bonne partie dans les formations politiques qui n’ont pas déclenché la lutte armée mais qui finiront par la rejoindre. En fin de compte, le peuple c’est toujours une minorité, et jamais une unanimité.

Il n’existe pas dans notre pays d’instituts de sondage pour sonder la volonté du peuple et connaître son opinion sur tel ou tel sujet. Cependant, il y a des moyens d’être renseigné sur son état d’esprit : les écrits de presse, les échanges sur la Toile, les déclarations des partis et des organisations de la société civile, les mouvements sociaux, les marches, les discussions de café, les rapports de police, l’ambiance générale…

Que pense le peuple algérien de la vague révolutionnaire arabe et que souhaite- il comme changements pour éviter à notre pays une révolution dommageable ? Personne ne peut le dire, mais il y a un moyen de le savoir. Imaginons que le pouvoir algérien, instruit par les évènements que vit le monde arabe, décide d’initier des changements et que, pour qu’on ne doute pas de sa sincérité, il laisse le peuple faire connaître ce qu’il veut. A cette fin, il ouvre les médias publics aux partis, aux associations, aux syndicats, aux ordres professionnels, aux intellectuels, aux personnalités indépendantes, aux Algériens à l’étranger, etc., comme a fait Boumediene en 1976, avant d’octroyer au pays une constitution soviétique. Que sortirait-t-il de cette libération de la parole?

Certainement une masse colossale de doléances qu’on pourrait classer pour l’essentiel en deux catégories : les questions socioéconomiques et les questions politiques.

Les revendications socioéconomiques émaneront de toutes les communes du pays et porteront sur l’emploi, les salaires, les prix des produits de large consommation, le logement, les services publics, les infrastructures, la bureaucratie, le secteur privé et même le visa. Les revendications politiques émaneront de la société civile, des partis d’opposition et des personnalités nationales. Essayons de les rappeler telles qu’elles sont formulées de différentes parts depuis des années, en espérant n’en oublier aucune d’importance : instauration d’un régime démocratique ou d’un Etat islamique ; ouverture du champ médiatique public à la vie politique ; liberté de créer des partis, des journaux, des syndicats libres et des associations ; désignation d’un gouvernement de transition ; éloignement de l’armée de la vie politique ; dissolution des Assemblées en place (APC, APW, Parlement) ; élection d’une Assemblée nationale constituante ou révision constitutionnelle ; révision de la loi électorale pour proscrire la fraude ; décentralisation et régionalisation de la gestion du pays ; officialisation de la langue amazighe ; ouverture des dossiers de la corruption ; interdiction de l’exploitation du sigle FLN qui appartient à l’histoire de la nation… Il n’est pas dit que les revendications socioéconomiques et les revendications politiques se recouperont. Tout le problème est dans l’attitude du peuple devant ces dernières. Et s’il s’en lavait les mains ? Et s’il ne s’intéressait qu’aux prix, aux salaires, à l’emploi et au logement, en demeurant indifférent à la nature du régime et à l’identité des partis et des personnes qui les lui assureraient ? Le pouvoir actuel n’aurait plus de soucis à se faire, et il pourrait même être reconduit au terme d’élections véritablement «propres et honnêtes». Mais continuons le raisonnement comme si le pouvoir lui-même tenait à des réformes politiques réelles.

Qui serait habilité à recenser les revendications politiques et à les discuter avec lui ? Sensément les acteurs qu’on vient de nommer, à condition qu’ils se soient au préalable entendus sur un espace de concertation et un mécanisme de représentation collectif. Cela ne s’est pas encore vu, mais peut-être y arriveront-ils en considération de l’importance des enjeux. J’en doute cependant.

En Tunisie et en Égypte, on a contraint le despote au départ, et le Parlement, le parti du pouvoir et la police politique ont été dissous dans la foulée. Une Assemblée constituante va être élue en juillet prochain en Tunisie, tandis qu’en Égypte la révision de la Constitution a été confiée à un comité d’experts, et la nouvelle mouture largement approuvée par le peuple égyptien. C’était le premier scrutin sincère depuis Toutankhamon. L’Algérie n’a jamais eu de constitution élaborée par les représentants du peuple.

Toutes ont été élaborées par le pouvoir, et chaque nouveau président en a disposé à son gré. En 1962, une Assemblée constituante avait bel et bien été élue à cette fin, mais le président de la République de l’époque, Ben Bella, décida inopinément de la contourner et de confier la rédaction de la constitution au parti FLN.

Choqué par ce comportement, Ferhat Abbas qui présidait cette Assemblée, a démissionné en août I963, écrivant : «La concentration des pouvoirs entre les mêmes mains relève du délire… Il n’y a plus de démocratie, le peuple est absent, ses représentants réduits au rôle de simples figurants… Le chef de l’Etat qui est en même temps chef du gouvernement ne pourra pas tout faire…

Un tel régime finira par engendrer des activités subversives, des coups d’Etat et des complots… J’ai démissionné de la présidence de l’Assemblée, n’entendant pas sortir du régime colonial pour tomber sous la coupe d’une dictature et subir le bon vouloir d’un homme aussi médiocre dans son jugement qu’inconscient dans ses actes…» Moins de deux ans plus tard, Ben Bella sera renversé par un coup d’Etat et la Constitution suspendue, et ce, jusqu’en 1976.

Quant à Ferhat Abbas, il connaîtra la prison, la résidence surveillée, la confiscation de son passeport, de sa pharmacie, de ses comptes bancaires et les insultes régulières pour un article écrit en 1936. Une Assemblée constituante, ça veut dire élire des députés dont le mandat durera le temps nécessaire à la rédaction de la constitution. Il faudra bien sûr avoir dissous au préalable l’actuel Parlement avec ses deux chambres. Mais sur quelles bases juridiques les élire ? Sur la base de l’actuelle loi électorale ? Comment garantir que l’administration ne truquera pas les résultats selon les préférences du pouvoir comme ça s’est toujours fait ? Car la confiance ne règne pas. L’opération exigera plusieurs mois pour élire les députés, élaborer un règlement intérieur, rédiger un projet, le faire adopter en plénière, puis le proposer au référendum. Mais l’Assemblée constituante est-elle une revendication du peuple ? Le peuple, comme chacun sait, est traversé par plusieurs courants d’idées. Les «açabiyate » (comprenne qui voudra) sont toujours en vigueur en son sein, et les députés qu’il aura élus refléteront nécessairement les clivages idéologiques et culturels existants.

À moins que le réveil des peuples arabes ait entraîné dans son sillage le nôtre, le basculant à son insu dans le monde du troisième millénaire. Les préoccupations de l’Assemblée constituante se concentreraient sur deux thématiques principales : le régime politique et les questions «sensibles».

Les travaux pourraient durer indéfiniment sans aboutir à un consensus. En effet, les députés de sensibilité islamiste (on est dans un scénario d’élections non truquées) voudraient accentuer la place de la religion dans l’Etat et affermir sa poigne sur la société, tandis que les députés de sensibilité moderniste voudraient l’alléger pour garantir la liberté de conscience et l’égalité entre les hommes et les femmes dans tous les domaines. La restructuration des collectivités territoriales en régions décentralisées et l’officialisation de la langue amazighe constitueraient d’autres pommes de discorde.

Dissuadés par les risques de compliquer les choses, les partis et les personnalités qui soutiennent cette demande pourraient y renoncer et rejoindre ceux qui plaident pour une révision de la constitution actuelle au lieu de son remplacement. Il reviendrait au président de la République d’initier cette révision en concertation, à supposer qu’il le veuille, avec les partis, les organisations de la société civile, les personnalités nationales et les spécialistes du droit constitutionnel. En fin de processus, elle serait entérinée par un référendum. La révision serait limitée aux articles relatifs au régime politique (parlementaire, semi-présidentiel comme en France, ou hyper présidentiel comme aux États-Unis) et à la répartition des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif.

Le retour à la limitation du nombre de mandats présidentiels rencontrerait l’assentiment de la majorité des acteurs. La question des libertés publiques ne devrait pas poser de problèmes particuliers, car la plupart sont déjà inscrites dans l’actuelle constitution. C’est le pouvoir qui a gelé ces dispositions en interdisant l’expression des partis et de la société civile dans les médias audio-visuels publics, et en refusant l’agrément à des partis dont les dossiers étaient conformes pour ne prendre que ces deux exemples. Pourquoi ? On peut supposer que ce n’est pas par crainte des promoteurs de ces partis, ou pour les contrarier spécialement, mais pour barrer la route aux anciens du FIS, de l’AIS et du GIA qui ont maintes fois affirmé qu’on leur a fait des promesses dans ce sens. Cet argument n’excuse pas le pouvoir, car ce n’est pas ainsi qu’on doit se comporter avec les lois.

On les applique, les amende ou les abroge, mais on ne les maintient pas en l’état pour les violer. Ce serait consacrer le style mafieux. Les révolutions sont aussi violentes et destructrices que les tremblements de terre de grande magnitude. Ces derniers sont toujours suivis de reconstruction, en mieux. Comme on l’a vu, le Japon a été frappé par un séisme d’une rare intensité, suivi d’un tsunami encore plus dévastateur, mais il se reconstruira selon des normes plus fiables que celles utilisées par le passé. C’est un peuple dont la force réside dans sa culture, ses idées, son éducation, sa discipline, son sens collectif. Un peuple comme celui-là est indestructible. Il l’a déjà démontré pendant la Seconde Guerre mondiale où seul l’emploi des bombes atomiques (les deux seules que possédaient les États-Unis) l’a contraint à l’abdication. Notre pays a été secoué en 1991 par une crise politique qui a fait beaucoup plus de victimes que le séisme et le tsunami qui viennent de détruire en partie le Japon. Les Algériens doivent reconstruire leur système politique sur de nouvelles bases, selon des normes antisismiques. Pour cela, ils ne doivent pas faire appel aux constructeurs de gourbis et d’édifices précaires, ni aux tâcherons que leurs malfaçons ont disqualifiés. Il faut, pour la prochaine étape, des architectes compétents, des bâtisseurs qualifiés et des matériaux solides. Les «générations Internet» qui ne se reconnaissent pas dans le paysage politique actuel doivent compter sur elles-mêmes, comme l’ont fait les jeunesses tunisienne et égyptienne, et initier leurs propres cadres d’organisation. Si elles pensent leur action en termes nationaux, réalistes et modernes, elles pourront tôt ou tard se poser comme alternative crédible au despotisme qui a ruiné le pays et aux «açabiyate» qui ont compromis la relève. Le peuple algérien, pour qui le connaît, a naturellement tendance à devenir plus mauvais que celui qui lui donne le mauvais exemple, et meilleur que celui qui lui donne le bon exemple.


7è Partie - Scénarii de changement dans le monde arabe

Les révolutions pour la démocratie dans le monde arabe se suivent et se ressemblent à leur début, mais se différencient dans leur dénouement. Tablant sur les vertus instructives de l’exemple, considérons les pays où l’irréparable n’est pas encore survenu : Algérie, Soudan, monarchies du Golfe… Comme tout le monde, leurs dirigeants ont suivi ce qui s’est passé et constaté que la répression ne servait à rien, sinon à alourdir inutilement la facture. Ont-ils tiré les leçons de ces évènements qui se reproduiront immanquablement chez eux à plus ou moins long terme ? Se sont-ils mis à la recherche de ce qu’il convient de faire pour prémunir leurs pays contre de tels drames ? Déploient-ils dans le secret de leurs palais une rare intelligence pour les éviter ? Ou se contentent- ils de marmonner, un chapelet à la main, «Allah yastar !», tout en se préparant à rééditer chez eux ce qu’ont vainement fait Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Saleh ? Le premier était sourd, le second aveugle, le troisième hystérique et le quatrième autiste. Eux, pour l’instant, entendent, voient, ont tous leurs esprits et sont en plus ou moins bonne santé. Ce qu’on a remarqué jusqu’ici, c’est que les pouvoirs contestés se comportent comme s’ils étaient condamnés à passer par le même cycle : manifestations, répression, discours décalé… On vient de le voir en Syrie : le cap des cent morts atteint, le régime cède : levée de l’état d’urgence, multipartisme, liberté de la presse, augmentation des salaires… Pourquoi ne pas l’avoir fait avant que le sang ne coule ?

En Tunisie et en Égypte, nous avons eu droit, à peu de choses près, au même scénario. L’existence dans ces pays d’Etats solides et d’armées bien organisées a empêché des dérapages plus graves et des pertes humaines plus lourdes. Les forces armées, contrairement à la police, n’ont pas tiré sur les manifestants et leurs chefs, chose jamais vue, sont descendus dans la rue pour leur parler. Elles ont pris position en faveur du peuple et justifié le déploiement de leurs unités par le souci d’assurer sa sécurité. Elles sont restées unies, sous le même commandement, et beaucoup pensent qu’elles ont aidé à convaincre les despotes de partir pour épargner au pays de plus grands malheurs. C’est le bon sens même : il est plus facile de faire déménager un homme ou un groupe d’hommes, qu’un peuple résolu.

Il faut dire que les chars n’impressionnaient pas grand monde. On écrivait au spray des slogans sur leurs flancs, on montait dessus pour fraterniser avec l’équipage, et on se couchait dessous pour les empêcher de se mettre en mouvement. A Benghazi, on a vu des insurgés jouer dans la rue avec des chars comme avec des auto-tamponneuses dans une foire.

Le deuxième scénario est celui qui a prévalu au Yémen et en Libye. Dans ce dernier pays où n’existait pas un Etat structuré et une armée classique, on n’a pas vu de détachements des forces anti-émeutes, de bombes lacrymogènes ou de matraques, mais tout de suite les blindés, les RPG et les bombardements aériens. Les manifestations ont très vite dégénéré en affrontements armés, suivis de défections dans l’équipe dirigeante et dans le corps diplomatique. Puis ce fut la guerre, la création du Conseil national transitoire, la division du pays et finalement l’intervention de l’étranger. Kadhafi n’a pas suivi l’exemple tout frais de Ben Ali et de Moubarak. Il a dû trouver plus héroïque celui de Saddam : rester au pouvoir jusqu’au bout, jusqu’à la destruction du pays, jusqu’à sa capture dans un trou, son examen sommaire par un médecin et enfin sa pendaison. Au Yémen, la répression n’avait pas pris de dimension catastrophique avant la journée fatidique du vendredi 18 mars où une soixantaine de manifestants ont été abattus d’un coup, provoquant une vague de démissions de ministres, de hauts gradés militaires, de diplomates, de députés et de chefs de tribu, encore plus spectaculaire que celle observée en Libye. Alors que le pays se dérobait sous ses pieds, que l’Etat perdait ses piliers, que son parti se dépeuplait, Ali Abdallah Saleh répétait mot pour mot les menaces entendues dans la bouche des Kadhafi père et fils : le peuple est armé, la société est tribale, la guerre civile est inévitable, le pays sera dépecé… Le despote a tout envisagé et passé en revue les pires cauchemars, mais l’issue la plus honorable pour lui, la plus pacifique pour son peuple et la moins coûteuse pour tous ne lui a pas traversé l’esprit : s’en aller. Sa proposition de tenir des élections parlementaires et présidentielle à la fin de l’année, venue trop tard, a été repoussée.

Le Yémen est une société tribale certes, mais c’est l’unité nationale et la démocratie qui ont été revendiquées et martelées par les manifestants depuis le début. La révolution n’est pas née dans les tribus, elle est apparue sur une place publique. Ce sont elles qui sont venues à la révolution. Les personnes sont venues à l’idée et se sont placées sous son égide.

Et cette idée, c’est la démocratie, la république, le règne des institutions et des libertés. Les chefs de tribu ont défilé à «Sahat Taghyir» pour soutenir les demandes de la jeunesse et afficher leur adhésion aux idéaux unionistes et démocratiques de la révolution. Ils ont proclamé leur ralliement à des jeunes qui ne possédaient ni état-major ni moyens quelconques. L’adresse du peuple en période de révolution, c’est la rue. Il siège en plein air et dort à la belle étoile ou sous des tentes. C’est là qu’il reçoit les allégeances et les médias. Le despote, lui, occupe toujours un palais de plus en plus déserté.

En Libye et au Yémen, le pouvoir a encouragé et nourri le système tribal parce qu’il ne concevait pas de meilleur rôle pour lui que celui d’arbitre au-dessus de la mêlée, de gardien du temple, de garant de la cohésion et de l’indépendance nationales. Or, voici que tribus, chefs de guerre, imams et généraux rejoignent la revendication populaire. La sentence politique que connaissent sans exception les despotes arabes et qu’ils ont prononcée des milliers de fois dans leurs discours est «diviser pour régner». Ils se sont évertués à instiller dans l’esprit des peuples le sentiment que, sans eux, le pays sombrerait dans l’anarchie et la guerre civile avant d’être envahi par l’étranger pour piller ses richesses.

Ça a été leur cheval de bataille, leur argument maître, pour empêcher l’avènement d’une vie politique démocratique.

La «non-ingérence dans les affaires intérieures » à laquelle ils semblaient si attachés leur servait en réalité à cacher au regard étranger leurs abus, leurs excès, leurs rapines et la transmission du pouvoir à leurs héritiers. Ils ont longtemps glosé sur «l’autodétermination des peuples», mais quand ceux-ci ont voulu s’autodéterminer, recouvrer leur souveraineté, choisir leurs gouvernants, ils n’ont eu pour réponse que la répression à balles réelles et les bombardements aériens.

C’est la première fois dans l’histoire des révolutions que l’on a vu les autorités militaires d’un pays se détacher du pouvoir pour prendre le parti des manifestants. Dans les quatre pays, l’armée s’est rangée en totalité (Tunisie, Égypte) ou en grande partie (Libye, Yémen) du côté des manifestants, et a reconnu qu’ils incarnaient la légitimité populaire. Elle n’a pas manœuvré pour confisquer les fruits de leur courage et de leurs sacrifices, et ne s’est pas proposée comme alternative au despote déchu. Elle a fusionné avec les masses dont elle émane, au service desquelles elle était nominalement, mais pas réellement. Voilà qu’elle l’est désormais, prête en Libye et au Yémen à en découdre avec le despote et ceux qui lui sont restés fidèles.

Bientôt, on pourra dire sans rire dans les pays arabes que l’armée appartient au peuple, car auparavant c’est l’inverse qui était vrai. L’armée avait un pays, un drapeau, et exerçait son autorité sur les habitants sans tenir compte de leurs aspirations et droits politiques. Les seules victoires reconnues aux armées arabes étaient celles remportées contre leurs peuples. Les coups d’Etat se faisaient au nom de la «révolution » et se retournaient systématiquement contre les peuples en devenant des dictatures. Cette page est en train d’être tournée.

Ce qu’on a dit dans les précédents articles sur les peuples arabes pour expliquer leur métamorphose vaut pour les armées tunisienne et égyptienne, et en partie pour les armées libyenne et yéménite. Elles se sont mentalement renouvelées avec l’arrivée à des postes de commandement de générations qui ont regardé, écouté et intégré ce qui se passait dans le monde. Espérons qu’il en sera de même en Syrie où l’armée n’a pas tiré depuis quarante ans une seule balle contre Israël qui a annexé le Golan et bombarde périodiquement ses batteries de missiles ou ses installations nucléaires civiles.

Il va de soi que c’est ce que nous espérons aussi pour notre pays le jour où le peuple se soulèvera, car il se soulèvera pour les raisons que nous avons esquissées avant-hier et sur lesquelles nous reviendrons encore demain. Dans cette perspective, les responsables de l’aménagement du territoire devraient songer à construire rapidement de grandes «places de la Liberté» dans les villes de plus de cent mille habitants, en commençant par Alger où la «place du 1er Mai» et la «place des Martyrs» ne peuvent accueillir que quelques centaines de manifestants selon des évaluations précises, et toutes fraîches, émanant du ministère de l’Intérieur. Etant donné l’urgence, la tâche peut être menée en quelques semaines, mais il ne faut pas qu’on propose aux Algérois de manifester à Boughezoul. On ne communie pas que dans les mosquées. Dès lors, le faramineux budget réservé à la Grande Mosquée d’Alger qui n’est plus dans le contexte actuel une priorité pourrait financer ces projets, et le terrain d’assiette prévu pour elle à Mohammadia réaffecté au futur «Maydan Tahrir» de la capitale. Des deux scenarii évoqués, lequel est susceptible de se réaliser chez nous ? Le changement à «moindre frais» qui a eu lieu en Tunisie et en Égypte, ou l’impasse tragique dans laquelle se sont retrouvés la Libye et le Yémen ? Imaginons ce que pourrait être le premier scénario : après plusieurs tentatives infructueuses, la «génération Facebook» algérienne réussit à mobiliser à travers les principales villes un vaste mouvement de protestation durement réprimé par les forces de l’ordre. Après plusieurs centaines de morts et l’indignation de l’opinion publique mondiale, les militants et les leaders des organisations de la société civile et des partis politiques se précipitent à la «place de la Liberté» pour apporter leur appui, leur notoriété et la couverture de leur légalité au mouvement de la jeunesse.

Celle-ci ne désempare pas malgré les provocations de «baltaguia» des «partis administratifs », et continue d’exiger le départ du pouvoir, la dissolution des partis de l’alliance qui le soutient, le démantèlement de la police politique, l’élaboration d’une nouvelle Constitution et la mise sur les rails d’une nouvelle Algérie. Devant le blocage de la situation, la recrudescence de la violence et le risque d’une condamnation par l’ONU, l’équivalent chez nous du général Rachid Ammar se rend à Mohammadia pour assurer de son soutien la jeunesse.

Puis c’est l’équivalent du général Omar Souleimane qui reçoit une délégation de jeunes en son bureau sous les projecteurs des télévisions, et discute avec eux la feuille de route à appliquer pour sortir le pays de la crise. Les demandes sont toutes satisfaites et les choses rentrent progressivement dans l’ordre sous l’égide de la nouvelle République.

Deuxième scenario : plus d’un million d’Algériens campent depuis quinze jours sur la «place de la Liberté» à Alger, et quelques centaines de milliers d’autres à Oran, Tizi-Ouzou, Constantine, Annaba, Béchar, etc., pour demander le départ du «système» dans sa totalité. Le pays est paralysé et les Algériens à l’étranger très actifs auprès des médias, des Etats, des ONG et des institutions internationales. Le président a déjà fait un discours pour assurer qu’il n’y aura pas de quatrième mandat, démentir qu’il préparait la transmission du pouvoir à son frère, et qu’il veillerait à ce que de véritables réformes soient menées au lieu de celles annoncées quelques jours plus tôt. Les manifestants ne veulent rien entendre et campent sur leurs exigences. On a dénombré 874 morts et 3 964 blessés dans diverses opérations de répression depuis le début, et les chaînes satellitaires couvrent H24 les évènements. L’opinion internationale n’a d’yeux que pour l’Algérie et les présidents Sarkozy et Obama ne dorment plus de lire les rapports alarmants sur les islamistes qui sont revenus en force et tentent de circonscrire la jeunesse révolutionnaire. Des unités de la VIe flotte et de l’OTAN ont pris position au large des côtes et le Conseil de sécurité de l’ONU étudie un projet de résolution.

Il n’y a plus de canaux de communication entre le pouvoir et les insurgés. C’est alors que deux chefs de régions militaires et une trentaine d’officiers supérieurs entre généraux et colonels de différents corps, n’en pouvant plus de voir leur pays aller à la dérive, apparaissent sur les écrans d’Al Jazeera pour déclarer dans un arabe impeccable leur alignement sur les revendications du peuple… Je ne saurai vous dire ce que pourrait être la suite. Il y a un troisième scenario de changement possible dans les pays où il ne s’est encore rien passé : le despote comprend que le temps est au changement. Il préfère précéder les évènements et appelle à des élections législatives et présidentielle à laquelle il pourra concourir s’il veut être fixé sur les sentiments du peuple à son égard. Ceci pour les «républiques». Dans les monarchies, le problème se présente autrement. Les revendications portent sur l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Si elles sont jugées recevables, la contestation cesse et le dialogue commence. Si elles sont rejetées «globalement et dans le détail» comme aiment à dire les gouvernants arabes, l’antagonisme, nourri par la violence et la contre-violence, s’exacerbe et le niveau des revendications s’élève : les manifestants exigent désormais la transformation de leur pays en République. Au fait, à qui appartient un pays ?

À ses habitants ou à ses dirigeants ? Tant que les habitants n’avaient pas posé la question, tant qu’ils n’en avaient pas réclamé la propriété, les monarques faisaient accroire que c’était un bien familial transmis par héritage, et les présidents à vie un butin arraché par la force au colonialisme. Maintenant que les peuples ont engagé des procédures en réappropriation, les despotes pourront-ils leur opposer un titre de propriété homologué par la Cour de La Haye ? Car ce qui se passe évoque une querelle d’héritage.

En Égypte, au Yémen et en Libye, c’est la présidence à vie, suivie de l’intention du despote de transmettre le pouvoir à son fils après un simulacre d’élections, ou sans dans le cas libyen, qui a été le facteur déclencheur de la révolution.

Le coût de la révolution a été d’environ quatre cents morts en Tunisie pour dix millions d’habitants, et d’un peu plus en Égypte pour une population de quatre-vingt-cinq millions d’habitants. La révolution égyptienne a donc coûté huit fois et demie moins cher qu’en Tunisie. Au Yémen, on n’a pas encore atteint, à l’heure où j’écris, la centaine de morts pour une population de vingt-cinq millions d’habitants, alors qu’en Libye on a dépassé les huit mille morts, hors victimes conséquentes à l’intervention étrangère. Les prochaines révolutions devraient coûter moins cher, mais on ne peut jurer de rien. On va voir comment réagira dans les prochains jours, semaines ou mois, le marché des valeurs mobilières révolutionnaires au Maroc, au Soudan, en Algérie, en Jordanie et en Syrie. Dans ce dernier pays, il y a eu cent morts en une seule salve et dans la seule ville de Deraa, puis d’autres les jours suivants. Ce n’est pas une nouveauté. Al-Assad père a tué d’une seule traite plusieurs milliers de «Frères musulmans» dans les années quatre-vingt, et détruit totalement la ville de Hama. Dans les monarchies du Golfe, hors Bahreïn et Oman où une demande s’est manifestée, on ne sait pas s’il existe une demande sur ces actions. Il y a vingt ans, j’ai fortuitement parlé dans une émission télévisée de «ghâchi». Je n’ai pas inventé ce mot, il appartient au lexique algérien depuis des siècles, et tout le monde l’utilise cent fois par jour pour désigner une foule ou un regroupement de personnes. Beaucoup ont réagi comme si j’avais créé le mot qui est sorti de ma bouche pendant que j’essayais de formuler une idée très simple : celle de la différence entre une foule et une société organisée. Certains ont prétendu que je voulais offenser mes compatriotes. Aujourd’hui, tout le monde peut voir clairement ce que je voulais dire. La différence entre les anciennes foules arabes et les nouveaux peuples arabes saute aux yeux. Quelqu’un, voulant m’édifier sans doute, m’expliqua un jour que n’importe qui pouvait utiliser cette expression, sauf un homme politique. C’est vrai, si l’on part du principe que la politique c’est l’art de plaire et de duper les gens. Ce n’était pas ma vocation. Puisque j’en suis aux mises au point, encore un mot.

1) On s’est demandé pourquoi j’écris «en ce moment précis». Réponse : parce que c’est maintenant que les révolutions arabes ont lieu, et parce que l’histoire m’inspire. Quand il y a eu la révolution iranienne en 1979, je me suis rendu sur les lieux, j’en ai vécu une des principales phases, et publié dans la presse un compte rendu presque aussi long que la série que M. Fouad Boughanem, le directeur du Soir d’Algérie auquel je renouvelle mes remerciements, a bien voulu accueillir dans ses colonnes. De même que je suis parti en Turquie l’année suivante, après le coup d’Etat qui venait de se produire. Si ma «réapparition» coïncide avec d’autres faits, présents ou à venir, je n’y suis pour rien. Si mes écrits provoquent des «remous», il en a chaque fois été ainsi quand j’écrivais dans les années 1970, 1980 et 1990, et je suis habitué aux rumeurs qui les ont immanquablement entourés.

2) On s’est demandé pourquoi je suis rentré du Liban où je me serais installé, «en ce moment précis» ? Réponse : je ne me suis pas installé dans ce pays que j’aime mais que j’ai visité pour la dernière fois il y a quatre ans.

La PAF peut confirmer. Outre que j’ai le droit, comme n’importe qui de me rendre là où il me plaît et de m’établir où je veux, je me suis rendu aussi en Corée du Sud, aux Etats-Unis, à Qatar et dans divers pays d’Europe sans que cela ne soit signalé à la nation par un ragot.

3) On s’est demandé pourquoi je suis entré au gouvernement que je critique aujourd’hui. Réponse : pour défendre les idées que je défends par écrit et la parole depuis 1970. Je les ai défendues dans les mêmes termes, avec les images et la franchise employées ici, si ce n’est plus, en Conseil de gouvernement, en Conseil des ministres, et devant le président de la République.

Les amis, comme les adversaires honnêtes, peuvent en témoigner. MM. Benbitour et Benflis, qui ont retrouvé leur liberté de parole, le peuvent aussi. Que mon entrée au gouvernement n’ait servi à rien, je suis le premier à en convenir et à le regretter. Notre pays est comme ça.
N. B.

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Ouchen

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MessageSujet: Re: Le nouveau visage du monde arabe   Le nouveau visage du monde arabe EmptyJeu 31 Mar - 18:06

8è Partie et fin - Au Royaume des aveugles
Par Nour-Eddine Boukrouh

Un gigantesque point d’interrogation est actuellement en position géostationnaire dans le ciel algérien. Alors que la Tunisie, l’Égypte et peut-être le Yémen s’apprêtent à rejoindre les démocraties avancées, allons-nous nous engouffrer dans la brèche de la démocratie qui s’est ouverte dans le monde arabe, ou rater cette opportunité historique ?
Je ne suis pas très optimiste, car nous avons pratiquement échoué dans tout ce que nous avons entrepris depuis l’indépendance. Nous avons voulu un socialisme spécifique, nous en sommes sortis pauvres, endettés et mentalement déglingués. Nous avons traficoté l’ouverture démocratique, elle s’est soldée par des centaines de milliers de morts et nous a ramenés au point de départ. Nous nous sommes si mal pris avec l’économie de marché qu’elle a sombré dans l’économie informelle. Sociologiquement, chacune de ces périodes a laissé un emblème humain. Dans les années 1970, c’était le «hittiste» ; dans les années 1980 le «trabendiste» ; dans les années 1990 le «terroriste », et dans les années 2000 les «harraga ». Ces types humains ne se sont pas relayés, ils se sont surajoutés les uns autres et sont même devenus interchangeables. Des «hittistes » ont été recrutés par les barons du trabendo dans les années 1980, des «trabendistes » se sont alliés au terrorisme dans les années 1990 et des «terroristes» repentis sont aujourd’hui à la tête de l’économie informelle. Quant aux «harraga », ce sont tous ces jeunes que le terrorisme n’a pas pu inféoder à sa cause. Comme Mohamed Bouazizi, ils ont préféré quitter ce monde, ou leur pays, plutôt que de prendre les armes contre lui. Nous avons été le premier pays arabe à être colonisé en 1830 et le dernier à se libérer en 1962. Au lendemain de l’indépendance, nous étions quelque chose comme un royaume d’aveugles que des borgnes pouvaient en toute logique prétendre diriger, car l’analphabétisme était général, et ceux qui détenaient un certificat d’études primaires passaient pour d’éminents penseurs. Les quelques pharmaciens, diplomates et avocats qui avaient loyalement servi la Révolution furent écartés, humiliés, emprisonnés ou exilés, car il ne fallait pas qu’ils fassent de l’ombre aux éminents penseurs. Depuis, de nombreuses générations de bien-voyants sont apparues et comprennent de moins en moins que des borgnes, entre-temps devenus très mal voyants du fait de l’usure du temps, continuent de les commander et de les conduire l’un après l’autre dans la seule direction qu’ils connaissent, celle du mur. Ce n’est pas pour remuer le passé comme on retourne un couteau dans la plaie, mais pour dire que ces borgnes ont laissé une situation si inextricable qu’il est presque impossible d’en démêler les fils. Même avec les dents. Nous sommes un des rares pays au monde, avec l’Afghanistan et la Corée du Nord, où les habitants ont tout le temps l’air d’être en deuil avec ces mines fermées, ces visages hagards, ces regards vides et les nerfs à fleur de peau qu’on croise partout. La tristesse est générale, l’ambiance en permanence électrique, et l’air constamment chargé d’angoisse comme si on était à la veille d’une catastrophe annoncée. Les seuls moments où on voit un peu de joie sur les traits des gens, c’est lorsqu’ils voient leurs enfants jouer avec le mouton de l’Aïd ou les pétards du Mouloud. Le reste du temps, les pauvres souffrent, la classe moyenne se lamente, les riches se plaignent, la société civile râle, les partis politiques rouspètent, tandis que le gros des citoyens est accablé par le sentiment de ne compter pour rien, de ne rien pouvoir pour améliorer la situation, que tout est voué à empirer, que rien ne changera, et que quoi qu’il arrivera dans l’univers, nous serons toujours mal gouvernés. Quand les vêtements des gens ne sont pas dépenaillés, leur mise est dépareillée, ne tenant ni du style oriental ni du style occidental, mais d’un mélange des deux, témoignage de notre déboussolage culturel. Chaque peuple a ses symboles révolutionnaires : la révolution française a eu Marianne et Gavroche, la Russie la faucille et le marteau, et la Tunisie Ahmed Hafnaoui («Harimna !»). Après le costume afghan, le pagne yéménite va peut-être nous séduire depuis que nous voyons nos héroïques frères yéménites courant, le mollet nu et un poignard à la ceinture, à la conquête de la démocratie moderne. Notre pays, hormis quelques rares quartiers, est un immense marché aux puces où déambulent, désargentés et l’âme vacante, les chômeurs et les retraités, bientôt rejoints par les dernières promotions universitaires. Pourtant l’Algérie est riche en moyens, en bras et en cerveaux. Avec la cinquantaine de milliards de dollars qui rentrent bon an mal an, n’importe laquelle de nos grands-mères, même analphabète, pourrait prendre la place du gouvernement et gérer le pays puisqu’il ne s’agit que de lancer de l’argent aux quatre vents. Comme rien ne semble devoir changer, il ne reste aux Algériens – pour mieux supporter leur sort – qu’à changer de religion : devenir bouddhistes par exemple. Dans cette religion, être pauvre, supporter la douleur, souffrir, sont les vertus de l’être «éveillé». Alors qu’il méditait un jour sous un figuier (l’arbre le plus répandu en Algérie), Bouddha fut illuminé par la Vérité : l’existence est douleur, le désir est douleur, le devenir est douleur… Le Gautama quitta alors femme, foyer, travail et pays (comme nos harraga, mais pour des raisons diamétralement opposées) et s’en alla, revêtu d’un pagne et le crâne rasé, prêcher sur les routes en mendiant sa nourriture la nouvelle religion : renoncer à tout. Voilà qui ferait l’affaire de notre pouvoir : à lui la manne pétrolière ! Car en bon dévot, lui ne changera pas de religion. Hier, j’ai parlé de trois scenarii possibles de changement dans le monde arabe. En fait, il y en a un quatrième que j’ai réservé au sujet d’aujourd’hui car je l’ai présumé spécifique à l’Algérie : c’est celui où le pouvoir voudra s’en aller mais qu’il ne le pourra pas, celui où il est prêt à céder la place sans que personne n’en veuille. Je me trompe peut-être, mais on ne perd rien à examiner ce scénario. Ce n’est que de l’encre sur du papier. Un des effets de la révolution arabe est d’avoir libéré les citoyens algériens de la peur, à l’instar de leurs frères arabes. Ils ne craignent plus la répression et ont pris conscience de l’avantage qu’ils ont sur le pouvoir. Ils le savent fragilisé par la révolte arabe, sur la défensive, dos au mur, et par conséquent disposé à lâcher le maximum, surtout si les revendications ne portent pas sur son départ. Il va rapidement se retrouver pris au piège : il cède un doigt, on lui demande la main puis tout le bras. Les soulèvements épars pour le logement, les sit-in et manifestations pour des ajustements de salaires ou des statuts particuliers vont se multiplier, fuser de toutes les cités populaires, de toutes les corporations, et se propager à toutes les régions. Dès que le pouvoir en réglera un, un autre se présentera et ainsi de suite, le mettant progressivement dans une posture intenable car il sait ce que veut dire la contagion : la faillite. Il ne pourra pas faire face à toutes les demandes sans mettre en péril les caisses de l’Etat. En plus, chaque augmentation de salaires concédée relancera l’inflation, laquelle laminera le pouvoir d’achat fraîchement acquis, ce qui rallumera les protestations contre la montée des prix, etc. Ce sera le cercle vicieux, le tonneau des Danaïdes, l’enfer. Les demandes grossiront, les revendications s’étendront, l’insatisfaction se généralisera et enflera jusqu’à devenir un tsunami capable de tout emporter. C’est la façon du peuple, sans concertation et hors de toute manipulation, de prendre sa revanche sur les mal-voyants qui se sont succédé à la barre de son destin depuis un demi-siècle. Il va les noyer dans les revendications, les manifestations, les atteintes à l’ordre et aux biens publics. Il leur rendra la vie impossible, les usera, les dégoûtera du pouvoir. Il leur pourrira la vie, inondera le royaume de problèmes. La démocratie, les amendements constitutionnels, les réformes politiques, les élections anticipées, les marches politiques, ce n’est pas son affaire, le peuple, il s’en fout royalement. Ce n’est pas ce qui le nourrira ou le logera : «Nourris-moi aujourd’hui et tue-moi demain» est l’un de ses plus anciens credo. Au royaume des aveugles, ce ne sont plus les borgnes, mais les problèmes qui seront rois. Le pouvoir algérien que n’ont jamais inquiété les partis politiques ou la société civile, parce qu’ils ont pignon sur rue et agissent dans le cadre de la loi, a par contre une peur phobique des mouvements de foules spontanés et violents. Il y a de quoi. Ils sont de plus en plus nombreux et surgissent de partout, même si personne, ni les partis ni Ben Laden, ne les synchronise. Il ne fera pas tomber la colère des révoltés tant qu’ils n’auront pas obtenu satisfaction. Ceux-ci savent qu’il a de l’argent, qu’il possède d’importantes réserves de change dont ils n’ont pas vu l’impact sur leur vie. Ils vont le lui faire regretter. Ils n’ont pas oublié l’affaire Khalifa, BRC, Sonatrach, les surcoûts de l’autoroute et autres dossiers de la corruption. Eux n’en ont pas profité. A leur tour de prendre leur part du gâteau, leur quote-part de gaz et de pétrole. Ils arracheront leurs droits sociaux, professionnels et matériels par tous les moyens, y compris la violence. Si le gouvernement est changé, ils s’adresseront au suivant. Si un nouveau président vient, ils agiront de même avec lui. Ce sera la vengeance des apolitiques, des non-aspirants au pouvoir, des non-révolutionnaires, des citoyens ordinaires. Les partis politiques, pour leur part, n’en tireront aucun profit. Les laissés-pour-compte, les désespérés, ceux qui bouillonnent de rage et de haine, ceux qui ont envie de tout casser et brûler ne militent pas, ils n’ont ni le temps ni le cœur ; ils n’y croient plus depuis 1992. La contestation politique peut nourrir la grogne sociale et profiter aux révoltés, mais la grogne sociale ne profitera pas aux partis dans leur bras de fer avec le pouvoir. Eux qui pensaient bien faire en poussant aux grèves, à la revendication, aux marches, ne seront plus intéressés par l’alternance, ne voudront plus du pouvoir quand ils verront l’ampleur de la contestation et le volume des demandes. Personne n’aura envie d’affronter à mains nues le lion en furie, le tsunami humain déchaîné. Les beaux jours des borgnes au royaume des bien-voyants sont derrière eux. Ils ont mangé leur pain blanc, il ne leur reste que les jours sombres, le pain noir et les vaches maigres. Ils ont géré irrationnellement, ils se retrouvent en plein irrationnel. Tandis qu’ils s’amusaient et mangeaient dans les beaux salons du «Titanic» qu’ils croyaient insubmersible, le paquebot filait à douce vitesse vers les récifs. Aujourd’hui, ils sont à l’instant où l’équipage, réalisant le danger, hurle : «En arrière toute !» C’était trop tard, la coque était déjà déchirée et la mer avait envahi le bateau mythique. L’ère du despotisme en Algérie au nom de la «légitimité révolutionnaire» tire à sa fin. Le pouvoir algérien possède une armée, une police, des prisons, une télévision, une banque centrale, des ambassades à l’étranger et Sonatrach. Voilà avec quoi il a tenu le pays depuis l’indépendance. Il affiche solennités et protocole, mais cela ne suffit pas pour lui donner les réalités d’une République, et encore moins celles d’une démocratie. Il n’a pas d’idées, il n’a pas de vision d’avenir et n’en a jamais éprouvé la nécessité. Il n’est pas créatif car il croit qu’il suffit d’être répressif. En face de lui, il y a une «poussière d’individus» qui, pour s’opposer à lui, se sont agglutinés autour de quelques «açabiyate». Il n’est pas possible d’aller plus loin avec des institutions falsifiées, une Constitution réduite à l’état de chiffon, des personnages incompétents trimbalant le pays tantôt dans une direction, tantôt en sens contraire, et un champ politique morcelé en prés carrés et lopins privés. Il y a soixante ans, Messali Hadj disait à chaque réunion du comité central et du bureau politique du PPA-MTLD qu’il n’y aurait pas de lutte armée contre le colonialisme français tant qu’il ne le déciderait pas personnellement. Pourtant, les Tunisiens, les Marocains et les Vietnamiens faisaient déjà le coup de feu contre les Français. En 1954, vingt-deux jeunes hommes créent le CRUA et, comme Prométhée, arrachent le feu des mains de Zeus. Quelques mois plus tard, la guerre d’Algérie commençait et, sept ans plus tard, notre pays était indépendant. L’attitude actuelle du pouvoir rappelle celle de Messali : pas de changements tant qu’on ne l’aura pas décidé ! L’Algérie ne peut pas rester avec, dans son bilan, cette seule réalisation. Il lui en faut de nouvelles, celles de la liberté, de la démocratie, de la modernité, du développement. Le 1er Novembre 1954 a rendu aux Algériens leurs terres ; les nouvelles générations doivent conquérir leur citoyenneté. C’est le sens des révolutions arabes. Le rêve, c’est ce qui n’est pas encore la réalité, mais qui peut le devenir à tout moment. Comment faire pour y arriver ? Là est la question. J’ai visité la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Yémen, la Syrie, mais je n’ai jamais pensé que les peuples de ces pays nous donneraient à voir ce qu’on a de nos yeux vu. Je pouvais le cacher, mais je confesse que je croyais que le peuple yéménite, un yatagan à la ceinture et la joue gonflée par une boule de «kat» (une variété de drogue), était plus près de prendre le chemin de l’Afghanistan que celui qui conduisait à la démocratie moderne. J’étais sûr aussi que le peuple libyen était intellectuellement stérilisé par le «delirium tremens » de Gueddafi, et gravement touché par les rejets de pétrole et de gaz. Je pensais en mon for intérieur que des peuples qui supportaient de tels régimes n’avaient aucune chance de rejoindre la caravane humaine contemporaine, et qu’il fallait attendre l’avènement de nouvelles générations vers la deuxième moitié du XXIe siècle pour enfin espérer quelque chose. Je les croyais consentants, satisfaits, définitivement encanaillés par des dirigeants qui leur faisaient avaler toutes les couleuvres. Je me repens de ces pensées. Parodiant Rousseau, je dirai : l’Arabe naît naturellement bon, le despotisme le corrompt. Nous en voulions aux Egyptiens d’avoir agressé notre équipe nationale lors des éliminatoires de la Coupe du monde et de nous avoir agonis d’insultes. Il y a peut-être une explication : ce devait être les «baltaguias», menés par Gamal et Âla Moubarak en campagne électorale. D’un autre côté, j’espère que les Libyens ne nous en voudront pas à l’avenir pour les positions prêtées à nos dirigeants durant leur révolution. On ne sait pas ce qu’il y a de vrai dans les rumeurs qui ont circulé à ce sujet, mais tout le monde a entendu ce représentant du Conseil national de transition parler de poursuivre notre pays devant le TPI pour «complicité» dans les crimes de guerre imputés au «guide» (la majuscule ne méritait pas d’être dérangée). Si ces rumeurs devaient s’avérer fondées, alors notre pays serait passé du statut de «Mecque des révolutionnaires» à celui de «Mecque des despotes ». Encore une mal-voyance ?
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